C’est les vacances, les petites, celles de l’hiver, celles qui ne permettent pas de traîner dehors jusqu’à pas d’heure, de prendre la vie comme elle vient. Avec toute cette neige les vacances c’est la galère, on a les boules, il y a rien à faire, rien, encore heureux que les parents nous bassinent pas avec les devoirs…
par Ysiad
Seigneur… Quel guêpier, tout de même. Il n’y a que moi pour relever des défis pareils ! Tout. J’ai tout oublié. Je ne sais plus rien ! Pas ça ! Nada ! Souvenirs épars, mémoire en capilotade, le désert de Gobi… C’est le vide sidéral. Voyons. Réfléchissons. " Un, dos, tres… Vamos a la playa. Que tal ? Como te llamas ? Yo, Coco Delgado… " Absurde. Combien d’années sans avoir pratiqué mon espagnol ? Vingt, vingt-cinq ans ? Au bas mot… Je me fais du mal, là. Surtout, ne pas calculer. Il est vital de garder un moral au zénith dès le premier jour de vacances. Faire face, cela seul importe ! Courage ! Ce matin, je me suis engagée à aider mon neveu, très bien, bravo, bel effort. Maintenant, à moi de m’en sortir. Ce n’est pas un malheureux petit texte niveau Troisième qui pourrait me désarçonner ! Un dialogue, en plus. C’est simple. Avec seulement deux personnages, un homme et une femme, la barre n’est pas trop haute, je devrais m’en tirer… Grâce au ciel, mes enfants ont choisi l’Allemand ! Les braves petits ! Je n’entrave rien à la langue de Goethe, je ne pourrai jamais les aider. Bref. Revenons à nos moutons. Au fait, comment dit-on : " mouton ", en espagnol ? Je l’ai su. "Mou-tone", avec un joyeux accent tonique sur tone ? Va savoir… Certainement pas : "Brebida !" " Broutardo, ovino, bêta de lana… " Je ne sais plus. Je m’en fiche éperdument, d’ailleurs. Ma vie ne sera ni pire ni meilleure avec le mot " mouton " en ibérique dans ma besace, et cela fait un bail que je ne les compte plus avant de m’endormir. Trente-cinq, quarante ans, facile… Trêve de compte à rebours ! Je m’en vais lire ce texte une fois. Lentement, posément. Sans grincer des dents, et sans qu’il me voie. Je vais prendre un peu d’avance sur lui, histoire de me remettre dans le bain… On s’applique. Donc, deux personnages. Conchita à ma droite, Jesus à ma gauche. O.K. Ils se sont gravement engueulés, à la suite de quoi Conchita s’est tirée chez sa mère. Zou ! Jesus débarque, la gueule enfarinée, pour la persuader de revenir au foyer… En somme, une très banale scène de ménage. Pas de quoi en faire un gazpacho… Découvrons leurs aventures, en toute sérénité. Blablabla… Ouh la la ! Ça se corse. Il est au bord de la crise de nerfs, le type ! Tout désemparé, la tête à l’envers ! Remarquez, y a de quoi. Franchement, j’aimerais pas être à sa place… Allons bon ! Depuis que leur mère est partie, les mômes se disputent comme des bêtes ! S’il n’y avait que ça… Une vraie calamité, le Jesus. Il a fait cramer le poulet à midi, le four il n’y comprend rien, on lui a refilé des fruits gâtés à la grande surface, et ça continue : il ne sait pas repasser, il ne sait pas non plus comment on programme la maquina de lavar, il a déjà fait rétrécir toutes les chaussettes, vachement doué le gars, quelle gourde, et par-dessus le marché, il a peur de se brûler avec le fer ! La totale ! Je rêve. Mais quel con ! Bien. C’est limpide. Pas d’intrigue pour ainsi dire, et j’ai très bien compris l’enjeu. La Conchita le reçoit avec la pelle à tarte. Elle est en furie, ses prières elle s’en balance, elle ne cède pas d’un poil à ses simagrées ! Bras croisés sur la poitrine, la prunelle charbonneuse, le talon nerveux. Bon début. Jesus s’enferre. S’agite, trépigne. Il sort le grand jeu. " Reviens à la maison, mi amor ! Mi flor querida, mi corazon, mujer de mi vida… " Tout le bastringue. La chanson, on la connaît ! Je sens que ça va sévèrement saigner. Qu’est ce que je disais ! " Coton pour tes slips, imbecil ! " Clac ! Bien fait pour sa pomme, il l’a cherché. Elle a de la ressource, l’Andalouse. Brava, brava, brava, vas-y, venge nous de la suprématie masculine, fais gaffe avec la Soupline, Jesus, pas trop dans le bac, sinon ça risque d’engorger les tuyaux, les synthétiques sur 3, la laine sur 10, les draps sur 2 et on ne bourre pas le tambour, 30 minutes en position séchage pour tes marcels, pas plus, tu sais pas compter ? Tonto, estupido, tontissimo ! Cent pour cent d’accord avec elle… Ensuite, tu empoignes le fer, haut les cœurs, même chose, le cran sur " coton " pour les tee-shirts, un œil sur le match de foot, l’autre sur la vapeur, et on profite du spot publicitaire pour recharger le matos en eau, dans la joie et la bonne humeur… Wouah ! Une maîtresse femme ! Voilà qu’il pleurniche, le Jesus. Qu’il supplie, un genou en terre... Manquait plus que ça ! Le genou en terre, c’est sous les fenêtres du château, le temps d’une petite aubade romantique à la mandoline, dans la lumière du clair de lune… La belle apparaît sur son balcon, vaporeuse, altière, un peu rêveuse, drapée dans un châle à franges elle écoute les notes légères qui montent vers elle, unico amor de mi vida… Mais là franchement, tomber à genoux sur un seuil de porte pour une sombre histoire de fer à repasser… Bon. Ne critiquons pas. C’est parti ! L’intrigue, je la maîtrise sur le bout du doigt, tonto, estupido, cretinissimo. Je te jure. Cela fait belle lurette que les maris savent laver et repasser ! Il date de quand, ce texte audacieux ? 1971. Tout s’explique ! On crapote encore dans le franquisme. Le mal qu’il a fait, ce type... Mais voilà que mon neveu rapplique.
- On y va, Tata Didi ?
Tata Didi. Non mais pincez-moi, je rêve. Avec un surnom pareil, il ne me reste plus qu’à aller m’acheter une canne… Il va voir comment qu’elle rappe en Espingouin, la Tata Didi !
- Zy va ! Yo ! Trop d’la balle ! Ta race, Boulba ! Tip top cool ! Ole ! Ratatatata ! Caramba y Tortilla !
- Voilà. Perez a demandé qu’on résume. Un petit résumé très simple pour situer les personnages dans leur contexte. Quelques lignes d’introduction, ensuite seulement on ira dans le détail. D’accord, Tata Didi ?
- Arriba ! Taille ton crayon, il est émoussé.
- Jamais de crayon. J’attaque direct au stylo. Pas la peine de faire un brouillon.
- A ta guise. Alors : Vamos a decir qué… Qué… Quéquéqué… C’est une pièce de théâtre, un dialogue hilarant entre un jeune couple qui vient de se séparer…
- C’est marqué en bas.
- Par exemple !
- Donc je recopie : Este dialogo comico e imaginativo es sacado de una pieza de teatro contemporaneo, el autor es Kiki Alfaroméo, muy famoso en esta epoca, el personaje masculino es Jesus…
- Tout doux. Pas d’emballement. " Es " ou " esta ? " J’ai comme un doute…
- " Es ! " " Es ! " Il s’agit d’un état permanent, Tata !
- Bueno bueno bueno. C’était un test. Pour voir si tu connaissais ta grammaire ! Continue sur ta lancée, c’est bien.
La vache. Il en connaît un bout, mon neveu. J’ai intérêt à être pro. Planquer mes lacunes et faire illusion, tant pis pour les belles phrases orgueilleuses, pleines d’imparfaits du subjonctif. Une autre fois, quand j’aurai relu un peu de Cervantes. Je vais vérifier les temps des verbes dans le dico, mine de rien, pour sauver la face.
- Jesus no se como planchar la ropa... Ça va, Tata Didi ?
- Au poil. Quand je pense qu’il ne sait même pas repasser, le Jesus. Il est vraiment nul, ce type, tu ne trouves pas ?
- Peut-être. Remarque, s’il savait repasser, il ne viendrait pas sonner chez sa femme !
- Ah non ! Comment peux-tu dire une chose pareille ? Il l’aime encore, sa Conchita, ça crève les yeux, et il brandit un prétexte grossier pour qu’elle revienne !
- Excellent, Tata ! On va expliquer tout ça en espagnol !
- Si tu y tiens…
- Comment dit-on : " Prétexte " ?
- Deux secondes. On n’est pas aux pièces. Laisse-moi réfléchir. Je l’ai sur le bout de la langue, ce mot. Echapatoria, couvertura, pipo, planca… Ecoute, là, tout de suite, je ne sais pas pourquoi mais il m’échappe. Continue ton résumé. Pas d’inquiétude, je relirai pour voir s’il n’y a pas de faute. Tu suis bien le texte ligne à ligne, de la méthode, je supervise. N’oublie pas de dire qu’il ne sait rien faire, Jesus, cuire le poulet, laver, étendre, repasser, que dalle, c’est un empoté sur toute la ligne. Voilà. Parfait ! A la fin, on indiquera que Conchita se moque de lui. Je vérifie une petite chose… " Burlarse de alguien " : se moquer de quelqu’un. C’est bien ce que je pensais. Note sous ma dictée : " Conchita se burla de su marido ! "
- Ah non. Regarde. J’ai déjà utilisé ce verbe plus haut. Et puis Monsieur Perez déteste les répétitions.
- Alors là ! Il est complètement borné, ton prof ! Ecoute-moi bien. La répétition, c’est l’essence même de la vie. Mets-toi bien ça dans la tête. Tout n’est que répétition ici-bas ! Et puis n’oublie jamais ça : De la répétition, découle la progression. Tout est là. C’est à force de se reproduire que les hommes de Cro-Magnon ont fini par perdre leurs poils !
- D’accord Tata Didi, mais on pourrait peut-être trouver un synonyme…
- Il est où, le dico ? Ah. Je l’ai dans les mains. Bouge pas, je cherche quelque chose qui sorte un tantinet de l’ordinaire… Et pourquoi pas : " Conchita se rie a carcajadas ? " C’est musical, ça, " a carcajadas ". Ça veut dire qu’elle se tient les côtes, tellement elle rigole !
- Oui… Bof. C’est tout de même un peu fort. Peut-être vaudrait-il mieux écrire : " Conchita le empuja hacia la puerta, burlandose de el ? " Tout en se moquant de lui, Conchita le pousse vers la porte ?
- Eh ben voilà ! Basta ! On le plie, ce texte !
- Une petite conclusion, ça devrait suffire.
- Deux lignes. Que penses-tu de : " En dépit de l’opinion courante, il est parfaitement possible pour une main masculine de manier le fer à vapeur tout en regardant le match de foot ? " Hmmm ? Tu as l’air sceptique. Attends. " Contrairement à certains réactionnaires, une femme ne devient pas forcément ce que son mari veut en faire ? "
- C’est mieux.
- Pour aller plus loin, tu pourrais ajouter que Conchita marque à elle seule le début d’une nouvelle ère, celle de la libération des femmes.
- Je me demande si Perez va apprécier. Espérons qu’il sache repasser... On verra bien. Merci, Tata Didi !