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8 avril 2014 2 08 /04 /avril /2014 08:00

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Nous accueillons aujourd’hui Laurence Soleymieux qui a entrepris depuis peu de voyager en écriture…

 

J’ai toujours manié la plume avec une relative aisance. Enfant, je prenais plaisir à écrire des poèmes à l’occasion de fêtes familiales. En d’autres circonstances, je réécrivais les paroles de chansons pour adapter le message à son destinataire. Mes rendez-vous quotidiens d’adolescente rebelle avec mon journal intime ont sans doute instillé en moi cette passion des mots, qui m’a conduite tout logiquement à choisir un bac littéraire. Je ne me suis pas éternisée dans les études mais à tout le moins, celles-ci ont-elles eu l’avantage de pérenniser mon attachement à la langue française. Plongée dans ma vie professionnelle et personnelle, toutes deux très remplies, je n’ai pas pris le temps d’un arrêt sur image, d’une remise en question, d’une véritable introspection… jusqu’au jour où, avec lucidité j’ai pris conscience que j’avais fait le tour de mon activité professionnelle depuis tant d’années… J’ai donc décidé de me prendre en mains. Le bénéfice de l’âge sans doute…

Après deux ans d’intense préparation sur mon temps libre, avec des phases de doute mais aussi de nombreux encouragements et le soutien de mes proches, j’ai validé un Master 2 de Lettres Appliquées à la Rédaction Professionnelle. Comme un bonheur n’arrive jamais seul, dans le même temps, je remportais le premier prix à un concours d’écriture. Cette conjonction d’événements a été pour moi le catalyseur positif pour continuer à écrire, pour moi, pour les autres, pour être lue. Alors, prenez quelques minutes pour me lire et faites-moi part de vos impressions !

 

 

Le grand escalier

 

« Nous venons de construire la première marche d'un grand escalier... qui reste à faire ».

Ainsi parlait mon grand-père, alors qu'âgée d'à peine douze ans, je scrutais son regard dans l'espoir de trouver une réponse à cette phrase qui me parut très énigmatique.

Ce n'est que quelques années plus tard que je pris toute la mesure de cet aphorisme.

 

À cette époque-là, nous passions beaucoup de temps avec nos aînés, à bavarder, à les écouter nous raconter quelques tranches de vie, et nous partagions ainsi quelques instants singuliers de leur existence. Nos anciens n'étaient pas enclins à se livrer spontanément, ils étaient plutôt pudiques et réservés. Néanmoins, lorsque l'occasion s'y prêtait, devant l'insistance unanime des enfants et petits-enfants, ils finissaient par se laisser aller.

Durant le printemps 1982, nous passions quelques jours de vacances dans la maison familiale non loin de Saint-Symphorien-sur-Coise. Nous partions tous ensemble pour de longues parties de pêche. Mon frère cadet ne s'intéressait guère aux poissons et leur préférait son vélo. Quant à moi, je m'armais de patience et tâchais de faire bonne figure calée dans mon siège de toile pliant, en proie à des nuées de moustiques. Les repas prenaient la forme de joyeux pique-niques délicieusement préparés par ma grand-mère. C'était des moments de convivialité et de franche bonne humeur au cours desquels les discussions entre adultes allaient bon train.

Ce jour de juin 1982, malgré le chant des oiseaux et l'odeur qui s'exhalait des foins fraichement coupés, l'atmosphère à table était plus grave que d'ordinaire. Mon grand-père avait en effet décidé de nous faire le récit de ses exploits de guerre. J'imagine que ce lieu avait été en d'autres temps le théâtre de violents combats, et qu'il réveillait de lointains souvenirs. Il commença par sa première tentative d'évasion d'un camp de travail en Allemagne, en 1944. Il avait ce talent d'orateur romanesque qui nous gardait mon frère et moi suspendus à ses lèvres, impatients de connaître le fin mot de l’histoire. Captivés par son récit, nous ne pouvions nous empêcher de lui poser des questions sur des détails, qui à nos yeux d'enfants, revêtaient beaucoup d'importance.

Il nous raconta comment sa seconde tentative d'évasion avait réussi. Avec deux autres prisonniers, ils avaient minutieusement préparé leur fuite en déterminant le moment opportun, en économisant les rations alimentaires reçues les jours précédant l'évasion... Rien n'avait été laissé au hasard. Il nous raconta fièrement les passages clandestins de frontières planqués dans les coffres de voitures ou sous la banquette d'un train, leurs périlleuses journées de marche dans la campagne française pour rejoindre leurs villages.

Le déjeuner sur l'herbe ce jour-là s'éternisa au point qu'on en oublia presque de préparer nos lignes de pêche pour l'après-midi. Il faut dire qu'il savait raconter les histoires comme personne !

 Il évoqua ensuite comment lui et d'autres gars avaient fomenté le dynamitage de plusieurs ponts de chemin de fer, et ainsi organisé la résistance à l'ennemi. Il se souvint tout particulièrement d'une opération de sabotage sur le pont qui enjambait La Gimont, petite rivière poissonneuse, située à quelques encablures de là. Affecté au ravitaillement militaire durant ses deux années d’active implication résistante, il avait mis à profit ses compétences pour détourner munitions et armes. Il avait ainsi apporté sa pierre à l'édifice de la liberté et construit lui aussi comme tant d'autres une marche de ce grand escalier qu'il faudrait bâtir marche après marche, pour accéder à la victoire. Comme de nombreux soldats et civils, il avait pris des risques énormes. Certains avaient payé le prix fort...

 

Je me souviens à présent de cet autre après-midi d'automne, au moment du dessert; certainement le moment que je préférais. Ma grand-mère aimait acheter des gourmandises chez le pâtissier pour finir en beauté les repas de famille. Ce jour-là, le plateau à dessert regorgeait de gâteaux très différents et devant mon hésitation à choisir, il leva brusquement le plat qui se renversa. Je ne compris pas son geste sur l'instant, mais avec le recul des années, je compris que son geste d’humeur sanctionnait mon attitude d'enfant gâtée, lui qui avait manqué de tout pendant quatre longues années.

 

Aujourd'hui, plus que jamais, je me rappelle son Histoire, celle d'une lutte acharnée, mue par une soif insatiable de justice et de liberté, animée d'un extraordinaire don de soi. Il était aussi vif et impétueux et je ne peux m'empêcher de penser que c'est peut-être cette espèce de rage intérieure qui lui a permis de vivre jusqu'à près de 97 printemps. Je ressens encore aujourd'hui l'émotion et la dignité qui se dégageaient de ses récits, et l'admiration que je lui portais enfant, n'a rien perdu de son intensité.

J'ai compris bien plus tard la signification de ce message, car même en l'absence de conflits, nous avons chacun à notre façon, « un grand escalier qui reste à faire ». C'est un travail quotidien, pas après pas, marche après marche, que de préserver la tolérance, l'écoute, l'amour et la solidarité ; pour que ce monde résiste lui aussi aux maux d'aujourd'hui.

Que ce soit dans le microcosme familial ou dans l'enceinte de l'entreprise, ou plus largement à l'échelle d'une nation, l'humanité ne peut se soustraire à la construction de cet escalier ; veillons à ce que les marches soient exemptes d’individualisme, de cupidité, d’indifférence et de gaspillage, sous peine qu’elles ne s’effondrent…

 

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14 décembre 2013 6 14 /12 /décembre /2013 09:00

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C’est à une sorte de bilan de fin d’année que nous vous convions aujourd’hui. Celui-ci ravivera certainement quelques souvenirs chez certains de nos visiteurs, tandis qu’il en plongera d’autres dans d’épouvantables tourments. Pensez-y quand viendra votre tour…

 

 

C’est bien ma veine

par Ysiad

 

 

Il a beau être huit heures à peine, il y a déjà du monde qui attend et plusieurs infirmières qui vont et viennent entre les cabines et le standard. J’en ai repéré une, très brune, rondouillarde, avenante, pimpante, qui roule des hanches en se déplaçant sur d’épaisses semelles de crêpe. Ses cheveux sont retenus en chignon, une pince posée en travers de la nuque. Elle sourit, s’affaire à son travail avec une bonne humeur évidente. Ce n’est pas le cas d’une autre, beaucoup plus âgée, cheveux blancs, visage émacié, l’air revêche, qui regarde ses pieds en serrant les mâchoires… Elle doit faire mal, celle-là, c’est l’évidence même ! C’est écrit sur son front, pas besoin d’avoir un décodeur pour lire sur ses traits qu’elle prend un plaisir sadique à faire souffrir… Compte tenu de son âge, elle n’a peut-être plus le geste si sûr… sa main doit trembler avant de lancer l’aiguille… il se pourrait même qu’elle rate la veine… Qu’elle le fasse exprès… Non, n’y pensons pas !

Madame Sabatier… La brune rondouillarde a parlé d’une voix douce. Si seulement c’était elle qui pouvait me piquer... Ou alors la grande blonde qui marche avec des claquettes aux pieds, en faisant à chaque pas un bruit net de caoutchouc. Chcrouic, chcrouic, chcrouic... Une femme qui fait ce bruit-là en marchant ne peut pas être dangereuse. Elle a une bonne tête gentille, de bonnes joues rebondies, elle vient certainement de la campagne... Elle aime les bêtes et elle ne doit pas faire mal. Elle entre. Pourvu que ce soit elle…

Monsieur Crillon, s’il vous plaît.

Flûte. Pas encore mon tour. Ce que je peux avoir peur, c’est terrible. C’est ainsi depuis l’âge de cinq ans. Jamais pu me faire à l’odeur qui règne dans ces labos. Et la lumière ! Blême. Blafarde. Ecrasante, ne laissant aucune chance. Comment peut-on travailler en subissant toute la journée cette lumière-là ? Pas étonnant que le ficus dépérisse dans son pot ! A croire que personne ne l’arrose. Ça, pour piquer, ils répondent à l’appel, mais pour ce qui est de jeter un peu d’eau dans un pot de terre desséchée, y a plus personne ! Affligeant. 

Un type vient de s’asseoir en face de moi. Trente, trente-cinq ans. Pas plus. Regard tranquille, pas préoccupé du tout, un peu désabusé, comme si rien ne pouvait l’atteindre... Drôle comme les gens n’ont pas l’air inquiet à la perspective de ce qui les attend, comme s’ils avaient l’habitude de se faire faire des prises de sang, comme si  exposer le creux du bras à l’aiguille ne les effrayait pas le moins du monde… Aucune appréhension de la part de mon vis-à-vis, rien ! Pas la moindre petite ombre de contrariété sur le front ! Bon. Dans cette salle, y a que moi qui balise. 53 ans au compteur et j’ai les chocottes comme une gamine de cinq ans. Même pas honte. C’est comme ça. J’assume et je serre les dents en me disant qu’ensuite, j’en ai pour un an de tranquillité… Retenir l’idée le plus possible. La savourer, en profiter, plus de prise de sang durant un an… L’infirmière rondouillarde repasse, silencieuse, en roulant du bassin. Elle dépose un dossier sur le comptoir, en récupère un autre... Elle est repartie. J’aperçois la vieille avec ses cheveux blancs et sa méchanceté dans le regard. Pas de doute. Elle se dirige vers la salle d’attente. La voilà sur le seuil, avec ses lèvres pincées et son air rébarbatif… Elle lève le nez de sa feuille…

Madame Baillard ?

Et crac ! Dans les trous de nez ! Mais qu’ai-je fait au ciel pour mériter ça ? C’est pour moi, la méchante infirmière ! Pour moi, ce ton interrogatif, vaguement ironique, comme si elle devinait déjà les battements affolés de mon cœur… C’est bien ma veine ! Oh mon dieu, voilà que je fais de l’humour malgré moi. Vade retro, les blagues à trois balles ! Ce n’est pas le moment. Je déteste ça. Allons. Marchons derrière la méchante dans le couloir comme un soldat stoïque. Montrons-nous brave face au danger... Il me semble qu’elle a des jambes poilues sous son collant.

 Installez-vous sur cette chaise, je vous prie.

Me voilà assise. Surtout, ne pas la contrarier. Obéir au doigt et à l’œil. Je la regarde qui sort une seringue de son étui de plastique… Ses mains sont déformées. Quelle horreur. Je crois que je vais tourner de l’œil.

Remontez votre manche… Là, comme ça… Vous voulez un bilan sanguin avec vos analyses ? Il est gratuit.

– Pourquoi pas...

 

Elle me regarde. Voilà qu’elle sourit. Elle a compris au ton de ma voix que j’étais morte de trouille.

Ne vous inquiétez pas, Madame Baillard. J’en ai pour deux minutes à peine. Respirez et serrez le poing bien fort pendant que je place le garrot… Pensez à quelque chose d’agréable…

Quelque chose d’agréable… Elle en a de bonnes ! Ma boule de fourrure. Mon chat Patou, avec sa bonne tête, ses bonnes babines piquées de longues moustaches, sa belle fourrure rousse qui brille dans la lumière… Patou, si tu savais comme Maman a peur... Peur de la grosse aiguille qui s’enfonce dans le bras… Le sang, les veines bleues… Maman sent qu’elle va tourner de l’œil, mon Patou… Tout à l’heure tu auras fort à faire pour me réconforter… Tu t’allongeras sur mon ventre, tu mettras tes pattes sur mon cœur… Patouuuuu…. Au secouuuurs…  Je suis comme toi, lorsque la méchante vétérinaire te fait ta piqûre antirabique… Tu te terres au fond de ton panier, mon pauvre petit, tu hérisses ton poil, tu te mets à grogner… Comme je te comprends… J’ai peur de la grosse aiguille… Patouuuuuu….

Et voilà, Madame.

– Comment ? C’est déjà fini ?

– Mais oui.

– Extraordinaire ! C’est la première fois que je n’ai rien senti !

– C’est normal. Au bout de trente-huit ans de pratique, je pique les yeux fermés…

– Les yeux fermés ?

– Façon de parler…

– Vous vous appelez comment ? 

– Thérèse.

– Ecoutez, Thérèse… Pourrais-je vous demander de me faire ma prise de sang l’année prochaine ? Je ne veux être piquée que par vous, et seulement vous…

– Je l’aurais fait avec plaisir, Madame, mais voilà : je prends ma retraite le mois prochain…

 

Pour une fois que je n’ai pas eu mal…

 

C’est toujours les meilleurs qui s’en vont les premiers.

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31 mai 2012 4 31 /05 /mai /2012 08:00

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Cache-cache

Jacqueline Dewerdt

 

 

 

- C’est quoi tous les bleus, m’man ?

Christine fait semblant de ne pas entendre la question de son fils Arthur. Elle savoure l’atmosphère de la salle d’attente. Elle ne connaît pas beaucoup d’endroits aussi apaisants. Du bleu partout. Les photos de  mer et de ciel accrochées aux murs font rêver. Pourtant, la mer, elle ne pense pas que ça lui ferait du bien, à elle. Elle n’y va jamais. Ici, elle vient souvent. On lui fiche la paix, elle peut respirer sans contrainte, rester assise tranquillement en attendant la consultation.

Arthur s’est levé et regarde une à une les photos.

- C’est quoi tous les bleus, m’man ?

- C’est rien, répond Christine en soupirant.

Elle pense que ce docteur, il a des bleus à l’âme. Il écoute bien, en silence. Il n’est jamais indiscret. Entre ses yeux, deux rides profondes en soutiennent une autre qui barre le front. Christine  imagine qu’il se fait du souci pour ses patients, qu’il a beaucoup souffert, qu’il a dû s’opposer à ses parents pour faire ses études. Ou bien qu’il a perdu un enfant.

- M’man, c’est quoi tous les bleus ?

- C’est rien, mon chéri. Ne t’inquiète donc pas.

- Je ne m’inquiète pas, je te demande c’est quoi tous les bleus qui existent. C’est pour ma rédac’.

Christine vient consulter pour elle-même aujourd’hui, mais son fils Arthur l’accompagne. Il l’accompagne partout. Elle n’aime pas le laisser à la maison, avec le père. Il travaille bien à l’école, Arthur. Il est encore petit, mais plus tard, il pourrait être docteur. Ça plairait bien à Christine, ça, que son fils soit docteur. Il y aura toujours du travail pour les docteurs. Pas comme pour les chaudronniers. Son compagnon est chaudronnier. Il y a longtemps qu’il n’a plus de travail. Ça lui a gâché le caractère d’être toujours à la maison. Le matin, il enfile son bleu, comme s’il partait à l’usine. Le bleu reste propre et ça le met en colère. Et la colère, il faut qu’elle sorte. Christine essaie de rester calme, elle, d’être gentille. Lui, non.

- Je connais bleu-ciel et bleu-marine, dit Arthur. C’est quoi, les autres bleus ?

Difficile pour Christine de répondre à Arthur, comme ça, de but en blanc. Les bleus,  elle n’a jamais fait attention. Enfin, si, en pension, les blouses devaient obligatoirement être bleues, bleu-roi était-il précisé dans le règlement. Elle, elle avait une blouse à carreaux, bleu-marine et blanc. « C’est moins triste et c’est moins cher » avait dit sa mère. « C’est pas réglementaire » avait dit la surveillante générale. Christine avait rougi et n’avait rien répondu. Elle n’avait pas d’autre blouse et pas question d’en parler à la maison. Elle se serait encore pris une dérouillée. On avait consulté son dossier et on l’avait laissée tranquille. Après, elle a quitté l’école. Elle n’a plus jamais porté de blouse.

- La maîtresse dit qu’il y en a plein d’autres.

- Plein, oui, partout, mais cachés.

- Pourquoi on les cache, m’man ?

- Je veux dire… on n’est pas habitué à les appeler par leur nom. Bleu clair, bleu foncé… Il faudrait regarder dans le dictionnaire. Sur les photos, là, tu vois bien que les  bleus sont tous différents. Les peintres ont des noms pour  ces nuances. On pourra chercher à la maison. Bleu outremer par exemple, ça existe.

Outremer. La mer. Sur les dépliants et dans les catalogues, la mer est bleu turquoise.

- Ce bleu, c’est bleu turquoise. Tu vois, il tire un peu sur le vert.

- Comme quand on s’est cogné et qu’on commence à avoir moins mal ?

- C’est ça, si tu veux. 

 A Malo, quand elle avait huit ans, elle était grise, la mer. Les lèvres de son petit frère allongé sur le sable étaient bleues, et sa figure aussi. D’ailleurs, il était tout bleu. Outremer, peut-être. Elle n’aurait pas dû le regarder. Après, le père se mettait en colère si quelqu’un évoquait la mer. Elle lui parlait le soir, dans le noir, à son petit frère. Au début, il venait la consoler dans ses rêves. Et puis, il s’est noyé définitivement dans l’autre monde. Elle l’a presque oublié, mais elle n’est plus jamais allée à la mer. Et elle ne supporte pas d’entendre quelqu’un demander un steak bleu ou une truite au bleu. Elles ne sont pas bleues,  les truites, elles sont grises aussi, gris argent. Pourquoi dit-on « truite arc-en-ciel »?

Arthur feuillette les revues. Fasciné par les bateaux, il s’imagine marin, pourquoi pas capitaine ? Le tour du monde, l’uniforme. Bleu, l’uniforme. Mais Arthur ne pense plus à sa rédaction tandis que  Christine continue d’explorer la palette.

- Tu peux penser à des fleurs.

- J’ai jamais vu des fleurs bleues !

- Mais si, voyons, ça existe. On dit   « bleu-lavande ». Les lavandes sont des fleurs. Et elles sont bleues.

- Et ce bleu, là, m’man ?

- Celui-là, c’est bleu pervenche, comme les yeux du docteur. Je crois.

Elle fait confiance à ces yeux là. On voit bien qu’ils entendent au-delà de ce que vous dites. 

- Les pervenches aussi sont des fleurs.

Bleu-pervenche les yeux ? Elle vérifiera tout à l’heure. Christine a remarqué qu’il porte toujours des chemises ou des pulls assortis à ses yeux. Un homme élégant. Ou alors c’est sa femme qui s’en occupe ? Elle n’a jamais regardé s’il porte une alliance. De toute façon, cela ne veut rien dire. Elle, elle en porte une et elle n’est pas mariée. C’est pour être tranquille. Pour qu’on ne lui pose pas de question. Elle n’aime pas qu’on lui pose des questions. Pour le mariage, ils avaient dit « plus tard » et depuis qu’il a perdu son travail, ils n’en ont plus parlé. Elle y pense encore en secret, mais elle ne croit pas que cela changerait quelque chose. La peur quand elle rentre du travail, elle serait toujours là. Alors, elle ne dit rien. Elle supporte. Heureusement, il y a le petit.

- T’as vu, m’man, sur cette photo, la mer est verte. Verte et noire.

La mer est verte et Christine trouve que les fleurs de lavande ne sont pas vraiment bleues. Elle dirait plutôt mauves, comme on le disait chez sa grand-mère. Mais puisqu’on dit « bleu lavande », il faut bien admettre que c’est bleu. Il y en avait, des lavandes, dans le jardin de sa grand-mère. C’était tout un travail de les égrener et de  les ensacher. Le parfum les enivrait tous un peu. On était un peu écœuré à la fin de la journée, et pourtant on avait envie de ne plus jamais se laver les mains pour pouvoir s’en saouler encore et encore. Elle rêvait d’être vendeuse en parfumerie, Christine. Dans le parfum et la beauté à longueur de journée, à longueur d’année. Dans une blouse rose. Mais elle est caissière au supermarché. Avec un gilet rouge.

 

Le médecin ne la trouve pas bien en forme. Sans surprise, il constate qu’elle hésite à parler. Elle ne sait pas comment exprimer ce qui l’amène à consulter. Il se dit qu’il suffit de patienter. Le petit sera sage à feuilleter les revues, on peut prendre le temps. Dans le bureau du docteur, Christine se sent bien et elle n’a plus envie de décrire ses nuits blanches, ses malaises. En tout cas, elle avait raison, pour la couleur des yeux. Pervenche. Et il porte une alliance. Elle dort mal, dit-elle, et n’a pas beaucoup d’appétit. Le docteur lui demande de se déshabiller et de s’asseoir sur la table d’examen. Elle aimerait bien sentir sur elle la douceur des mains du docteur, mais elle rechigne à se laisser examiner. Elle reste assise sur sa chaise et se met à parler d’Arthur, de l’école où il travaille si bien, de la rédaction, des bateaux. Le docteur l’écoute. Il se lève, contourne son bureau.

- Enlevez au moins le foulard et le gilet, je m’arrangerai.

Christine dénoue le foulard, déboutonne lentement le gilet, le fait glisser de ses épaules et le pose sur ses genoux. Elle le plie et le lisse comme si elle voulait le ranger après l’hiver. Un petit accroc capte toute son attention. Le docteur lui relève le menton, pose les pouces sur les cernes mauves, tire un peu les paupières vers le bas. Il fait glisser ses doigts sur le cou, palpe délicatement de chaque côté sous les oreilles, la gorge, les salières. Puis il lui prend la main, fait glisser le fourreau du tensiomètre le long de l’avant-bras et repousse délicatement la manche du chemisier vers l’épaule.

- C’est quoi ces  bleus, là ?

- C’est rien.

 

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23 mai 2012 3 23 /05 /mai /2012 08:00

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Saoûl contrôle

Castor Tillon

 

 

 

Quand je suis arrivé au bistrot, avant-hier soir, ça pérorait ferme. Sans surprise, c’était ce pochetron de Jean Sifone d’Hélytre (ne pas confondre avec Jean Syfone d’Évoix, le président-candidat), un aristo ruiné, qui monopolisait l’attention. Le niveau de liquide de son organisme, contrairement à celui de son porte-monnaie, dépassait largement la ligne de flottaison, et le barman s’évertuait à le convaincre de rentrer chez lui pedibus cum jambis, ou dormir sur le billard avec une couverture. Jean insistait pour aller chercher l’éthylomètre dans sa voiture, or il est deux catégories de personnes pour lesquelles cet instrument est totalement inutile : les sobres, et les épaves dans son genre, tant le résultat est connu d’avance.

- Vous connaissez la différence entre cette animatrice des années 80 et moi ? Ben elle, c’est Dorothée, et moi, j’me réveille au café, mouhahaha ! Laissez-moi aller chercher mon émylo… mon étoly, mon alcoolo-test, là, qui va vous rassurer sur mon état avancé de sobriété…

- Pas besoin d’un éthylo pour voir que tu es rond comme un patapon. Tu ne saurais pas où mettre la clé de contact, même avec un GPS.

- Ta ta ta ! Moi, quelques petits verres de plus, ça me galvanise pour conduire !

- Exact : tu as la couleur du galvanisé : gris. Si tu prends le volant, tu n’iras pas plus loin que le prochain mur.

- Ecoute, m’sieur le barman : l’alcoolo-test, notre foutu président l’a rendu obligatoire, et je vais l’éthyliser… l’ulit… m’en servir. Ce truc m’a coûté une fortune, d’ailleurs… Avant c’étaient les flics qui fournissaient de quoi te coller une prune, maintenant c’est le contrenev… le… l’épicurien qui doit acheter le matos. Les gens qui ne boivent jamais doivent être ravis ! Tu vas voir que bientôt ils vont nous contraindre à payer et trimballer dans le coffre le carnet à souches, le sifflet à roulette et le sabot de Denver ! Dans quelques années, la malle arrière sera pleine de leurs saloperies, et pour peu qu’on nous force à acquérir un agent ou un douanier, nous devrons envoyer nos bagages de vacances par FedEx. Alors, tu sais quoi ? Je vais me mettre en règle avec la loi, je vais souffler dans le sacré machin, et légèrement euphorique ou pas, je vais rentrer chez moi en auto.

 

Il a donc pris sa voiture, ou sa voiture l’a pris, on ne sait, car depuis, nous n’avons plus de nouvelles. S’est-il endormi sur la pédale d’accélérateur, et a-t-il roulé jusqu’en Slovénie ? A-t-il rencontré un platane plus coriace que son crâne ? Fait-il désormais partie des funestes statistiques que le gouvernement s’évertue à faire baisser, officiellement pour notre bien ? Il avait pourtant un bel éthylomètre tout neuf à 129 euros, le must, quoi.

 

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17 mai 2012 4 17 /05 /mai /2012 08:00

Mire-Jeanson.jpg

 

C'est à un chasseur d'images hors du commun que nous avons affaire aujourd'hui. Le genre d'individu prêt à toutes les contorsions et à toutes les audaces pour changer le point de vue de l'autre.

 

 

Angle de mire

Corinne Jeanson

 

 

 

- Vous avez l'angle parfait. Permettez, Thomas Masson, photographe.

Un homme à l'âge indéfini, grand sans l'être tout à fait, vêtu sans élégance mais sans négligence non plus s'était approché de ma table et me tendait la main. Il portait un appareil photo en bandoulière, signe évident qu'il pouvait être photographe.

- Je ne voudrais pas vous importuner, je réalise une série de photographies sur le thème de la nuque. La nuque des hommes pour être plus précis. Et votre nuque correspond par excellence à la perfection que je cherche.

Il s'était assis en face de moi et le garçon, pour une fois prompt, avait déjà pris sa commande sans que j'ai pu prononcer un mot. Je balbutiais :

- Marc Grivel, de passage dans votre ville.

Cette présentation saugrenue ajouta au malaise qui m'envahissait depuis le matin. Je passais ma main dans mes cheveux, histoire de vérifier que tout allait bien.

- Oui, c'est cela. Vous sentez l'angle sous vos doigts ? Un grand angle. C'est tout à fait cela. Je ne voudrais pas abuser de votre temps, mon studio est tout à côté je pourrais vous montrer mes contacts. Accordez-moi une demi-heure pour vous prendre la nuque dans mon objectif.

Il avait balbutié sa demande avec maladresse, ce qui me toucha, je crois. Avais-je opiné de la tête ? Avais-je esquissé un sourire d'acquiescement ? Je me retrouvais dans une ruelle marchant derrière cet homme pressant et déterminé. Sa voix douce, sa démarche effleurée ne laissaient en rien supposer son autorité. Ce devait donc être plutôt mon naturel curieux, ma complaisance et ma capacité caméléon à me fondre dans le désir de l'autre. J'effaçais depuis l'aube ma dernière nuit.

A peine le porche franchi d'un immeuble ancien, la volée d'escaliers, il ouvrait sa porte et je découvrais une grande pièce lumineuse, encombrée de livres empilés sur des bibliothèques improvisées, des magazines de photo, des plantes vertes exubérantes. Les larges fenêtres donnaient sur le fleuve. Il m'indiqua une autre pièce drapée de longs rideaux noirs, son studio, à en croire les parapluies blancs disposés sur une estrade.

- Voici.

Il ouvrit un dossier d'où s'échappa des planches contact, en noir et blanc, par six, des rangées de nuques. Des nuques d'hommes, jeunes, vieux, vacillantes, tranchées, aplaties, proéminentes, altières, tendues, affaissées, arrogantes. Prises deux par deux : une de dos, une de profil. Aucune gorge, aucun visage de face, aucun regard.

- Vous cherchez la couronne ?

Cela m'avait échappé. Je n'ai jamais cru aux chakras et à toutes ces fumantes croyances orientalistes. Une amie avait bien tenté de m'y convertir mais à part ses caresses de ma nuque à mes talons, je n'avais rien retenu à tout ce que je considérais comme de pures fadaises.

- Je cherche, un équilibre. La courbure de la nuque en arcade avec l'os occipital me fascine. La vôtre avec sa ligne saillante est une perfection. Vous sentez, l'atlas, là.

Sa voix tremblait, il cherchait ses mots. Je voyais poindre une rougeur à ses joues, une perle à son front. Jusqu'à son souffle qui s'accélérait. Il pointait sa paume sur ma nuque, comme pour la soutenir, mais il ne m'effleura pas, comme si une invisible auréole lui interdisait de toucher mon crâne. Je repensais à ma dernière conquête qui nouait ses mains à ma nuque pour mourir de volupté dans nos reins liés. Etait-ce donc cela ? J'aimais sa nuque penchée toute incrustée de son odeur d'amour. En cet instant je me souvenais de ma bacchante et du poète qui l'avait si bien chantée. Je craignai tout à coup, face à cet homme inconnu, de devenir Penthée et de mourir tel un animal. Je fis un pas en avant pour attraper les contacts qui s'échappaient de leur écrin. Je regardais le profil de mon hôte et me moquais de mes égarements : cet homme-là n'avait rien du mâle dominant, il n'allait certainement pas me... quoi au juste, me manger, me séduire, me désirer ?

- Vous n'avez photographié que des nuques d'homme.

- Oui, avec ma précédente série je m'étais laisser absorber par les chevilles de femmes. Mais je cherche des géométries plus pures. N'étais-je pas sot, j'ai réalisé très récemment que je cherchais le siège de l'âme. Il est vrai que toutes les nuques n'ont pas cette puissance évocatrice. Voyez-vous, comment dirais-je, rares sont les nuques qui offrent tout à la fois puissance, mélancolie et rêverie. Même les regards n'ont pas ce souffle. Ce n'est sans doute pas pour rien que les Orientaux y voient le siège de ce que nous appelons âme. Vous avez raison, la couronne. Si j'étais astronome, je photographierai la couronne boréale, mais je n'ai pas les instruments qui conviennent.
Je l'écoutais. Sans l'écouter tout à fait. Je sirotais son whisky -mon hôte avait bon goût même dans son choix de whisky. Ma nuit dernière réapparaissait. J'avais invitée une femme inconnue chez moi. Pour un scénario à ma manière. Elle était entrée, nue sous son manteau, mon appartement était sombre, elle ne pouvait pas me voir. Je n'avais pas prononcé un mot. Je lui avais bandé les yeux avec une écharpe en soie et je l'avais guidée dans ma chambre. Ce qui s'en suivit. Je m'étais longuement attardé sur son corps, sur ses parties les plus secrètes, emplies de suaves fluides. Je l'avais accroupie pour qu'elle me rende mes caresses. Et, quand mon sexe bien droit, bien échauffé, avait été prêt à la prendre, je l'avais retournée pour l'enculer, doucement puis profondément, intensément, absolument. Je l'avais possédée ou bien était-ce elle qui m'avait rendu possédé ?

J'avais ôté son bandeau. Elle avait tendu son regard vers le mien. Je n'avais pas pu m'en détourner. Je ne sais pas ce que je vis. Je sais que je ne vis pas de désespoir, je sais que je ne vis pas de tendresse, je sais que je ne vis pas d'arrogance, encore moins de la peur ou de la colère. Je ne vis pas de la jouissance. Encore moins de l'amour. Ou bien. Non, je ne voyais pas le monde, ses collines, ses monts enneigés, ses fleuves, ses océans. J'ai vu au lointain. Son regard ne me regardait pas, il regardait au-dedans de moi. A cet instant, je la désirais, je désirais son désir.

Tout en parlant, j'avais perdu le fil de la conversation, Thomas ne cessait de toucher son côté gauche, il frottait ses côtes. Je songeais à la bible, à Adam. Je pensais à mon pénis qui avait plongé dans le vagin liquide de cette inconnue. Elle avait noué ses mains à ma nuque, elle avait relié ses pieds à mes reins, elle avait soulevé tout son corps en apesanteur contre le mien. Je n'avais plus rien ressenti, je n'avais pas joui avec mon corps, j'avais été aspiré, j'avais été baignant dans un océan de béatitude qui m'avait achevé, sorti de moi.

- Acceptez-vous de dégrafer votre chemise ? Votre col m'empêcherait de saisir vos courbes.

Le matin au petit jour, elle s'en était allée, sans un mot, j'avais stupidement déclaré : « On reste en contact ? » J'avais quitté ma ville précipitamment, pour me retirer d'elle, de ce que j'avais découvert, de ce que je ne voulais pas découvrir. Et je me retrouvais, là, avec un photographe parfait inconnu qui dévisageait ma nuque et mon occiput.

 

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18 novembre 2011 5 18 /11 /novembre /2011 13:00

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Et si à l'occasion des voeux on adressait à ses plus chers amis un "Miniliv" publié aux Editions du Banc d'Arguin ? Un choix de 127 nouvelles à découvrir et à offrir comme par exemple  :

 

La traversée du désert

de Désirée Boillot

 

Un homme marche dans le désert.

Il est seul, entouré d'ombres, et il boite.

Tout ce qui l'environne évoque le chaos.

Durant sa traversée l'ennemi restera invisible.

Où est-il ?

Qu'est-il en train de vivre ?

 

http://editionsdubancdarguin.izibookstore.com/ (3€ l'exemplaire)

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12 novembre 2011 6 12 /11 /novembre /2011 08:00

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Emmanuelle Cart-Tanneur aime la littérature comme lectrice et comme auteure. Nouvelliste, romancière, historienne généalogiste, elle attrappe ça et là quelques fils de la vie pour en faire de grandes lumières. Sur son blog, elle se présente avec la complicité de Grand Corps Malade : La vie c'est gratuit, j'vais m'resservir ... et de Woody Allen : Si Dieu existe, j'espère qu'il a une bonne excuse

C'est un plaisir de la recevoir au café...

 

 

Cette nouvelle est momentanément indisponible

 

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8 août 2011 1 08 /08 /août /2011 08:00

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Une nouvelle noire de Claude Romashov en attendant le ciel bleu... 

La visite

 

Je suis seul chez moi. J’ai ramené la couverture au ras du menton. La télé chauffe et même lui, l’animateur policé commence à m’énerver. D’un coup sec de télécommande, je lui renvoie ses mots doucereux dans la gorge. La cheminée ronfle et pétille de cendres vivaces. Je les ignore. Il gèle depuis des jours et je suis transi. Alors je me réchauffe dans mon antre. Comme je peux.

J’ai préparé un plateau repas avec mes sandwichs préférés mais sans elle, ils n’ont pas le même goût. Rien n’a plus la même saveur depuis son départ. Le temps s’est arrêté et je me suis consumé dans l’attente. L’attente d’un signe de sa part, d’un geste, d’un remord.

L’ampoule du néon vacille. J’ai bien peur qu’il  ne s’éteigne lui aussi. Tout est vieillot dans cette maison, tout est resté en place à la mort de mes parents. Elle me le reprochait souvent.

- Tu ne fais rien pour la rendre agréable, tu ne sais même pas bricoler.

Et pourtant je lui avais aménagé sa pièce. Tapisserie au mur, étagères et moquette de laine épaisse pour ses pauvres pieds qui craignaient le froid. Elle était enchantée au début, la pièce était devenue son bureau puis son refuge quand elle avait décidé de ne plus partager ma couche. Un jour, elle m’avait annoncé.

- Tu sais, j’ai rencontré quelqu’un. Ne sois pas jaloux voyons, ce n’est qu’un ami.

Et puis la voix s’est faite plus aigre.

- Tu ne m’empêcheras pas de voir qui je veux. Estime-toi heureux que je rentre encore à la maison.

Elle rentrait oui, à l’aube.

Je ne posais plus de questions. Devant moi s’ouvrait la béance de mon amour piétiné. Je ne pouvais le croire, pour elle, j’allais tout supporter, ses mensonges, mes silences et mon cœur en morceaux. Elle ne mesurait pas l’immense saccage.

La douleur de la perte s’est inscrite dans mes veines, dans les plis de mon visage. Du jour au lendemain, je n’ai plus supporté les autres, les proches et leur compassion outrée. Je ne voulais plus voir personne…

Le bruit m’a agressé. Je me suis levé d’un bond et discrètement me suis glissé vers la fenêtre. On frappait avec insistance. La voisine ! Qu’est-ce qu’elle me voulait cette fouine. Je n’ai jamais pu l’encadrer.

Ne pas ouvrir, faire le mort. Tu ne vois donc pas idiote, que la maison est figée dans le silence et que le vent ne fait plus claquer les volets. Le chat, à demi sauvage qui venait boire son écuelle de lait au temps du bonheur a disparu, avalé par l’hiver et seuls les démons de la solitude cavalent sous mon crâne. Je n’ai le goût à rien. Je n’ai pas envie de vivre.

Je sais bien qu’un jour, il faudra que je sorte. Après les morsures glacées des frimas, naissent les nouvelles récoltes mais je ne veux pas de soleil tapant sur les vitres, je veux me terrer encore et encore comme un animal blessé.

La voisine est repartie. Ses traces de pas se sont inscrites salement dans la neige. Je suis furieux. Elle a dérangé le tapis isolant de l’hiver.

Je regarde autour de moi, il fait froid malgré le feu crépitant de la cheminée. La vieille table de la cuisine a retrouvé son bois naturel. Elle aussi détestait la toile cirée provençale dont elle la drapait pour lui donner une touche de gaieté. Et ces cadres colorés et ces photos de nous deux affichées. Le mur a souffert quand je les ai arrachées mais la maison a retrouvé son odeur et sa rusticité paysanne. Elle m’est revenue finalement. Comme elle !

Peu de temps après, j’ai encore entendu frapper avec insistance. De nouveau je me suis caché en guettant l’intrus. C’était elle. Mon sang n’a fait qu’un tour et mon cœur s’est mis à danser la sarabande. Il fallait que je garde mon calme. J’y étais résolu mais mes mains tremblaient quand j’ai ouvert.

La prochaine visite sera, j’en suis sûr, moins agréable.

J’ai rangé le désordre puis j’ai regagné mon lit avec elle, tout près à mes côtés. Elle dort profondément, je n’entends pas son souffle. J’ai la télécommande d’une main et l’autre caresse son cou, surtout l’excroissance rouge que la balle à bout portant de mon révolver y a laissée.

 

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25 juillet 2011 1 25 /07 /juillet /2011 13:51

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C'est de refus, de résistance, d'insoumission dont il est question aujourd'hui avec cette nouvelle inédite d'Yvonne Oter. Mais que les belles âmes ne s'offusquent pas, la répression y est à l'oeuvre...

 

Le ruban.

 

 

Jacote est assise près du feu qui crépite dans l’âtre. Loin, dans le coin le plus retiré, elle laisse enfin libre cours au chagrin qu’elle a dû occulter pendant la journée. Jacote est réputée pour être une femme forte, solide, rude à la peine. Elle n’a pas voulu se montrer autre devant les regards sournois des villageois l’observant par en dessous. Aujourd’hui, le malheur est pour elle, il n’est pas question qu’elle accepte de le partager avec les commères et les cancaniers.

Certaines familles n’ont pas eu la même retenue. Les uns pleuraient, d’autres gémissaient, allant même jusqu’à pousser des imprécations envers les bourreaux ou les condamnés qui avaient eu la malchance de se faire prendre. Et pendre.

Sept malheureux ont fini au gibet ce matin. Sept complices de ce que l’on appelait « la bande à Riquet ». Riquet, c’était son homme. Un brave homme, malgré ses agissements répréhensibles aux yeux de la loi. Le métier de détrousseur des grands chemins, il ne l’avait pas choisi, il lui avait été imposé par les circonstances. Quatre hivers consécutifs éprouvants, avec neige, gel, intempéries rigoureuses, qui avaient directement cédé la place à autant d’étés secs et brûlants, sans printemps régénérateurs pour adoucir le climat et préparer la terre à recevoir la semence. On a beau être courageux, ne pas se montrer avare de sa peine, dans de telles circonstances,  le sol reste improductif. Les ventres grondent, crient famine, et on en vient à manger le peu de graines que l’on avait gardées en réserve pour une meilleure année.

Riquet s’était sauvé quand les soldats étaient arrivés pour réclamer l’impôt dû au Roi. Il n’avait plus rien à donner et la honte autant que la révolte l’avaient chassé de chez lui. Alors, Jacote était retournée travailler à l’auberge du village.

C’est là qu’ils s’étaient connus. Employée comme souillon et gâte-sauce, mal payée, elle y bénéficiait de repas certes frugaux, mais réguliers. Elle jouissait de la chaleur de la salle commune, elle profitait de la musique d’un ménestrel ambulant, elle partageait un peu de la gaieté ambiante. Elle entendait des nouvelles des alentours, propagées par les voyageurs peu discrets, et se sentait vivre au travers des aventures de ces gens qui connaissaient d’autres contrées. Elle n’était seule que le soir, bien tard, quand elle regagnait son logis miteux.

Elle vivait seule, Jacote, sans parents, morts depuis longtemps, ni famille, ni mari. Elle avait pris conscience très jeune de son physique ingrat. Pas vraiment laide, mais pas très jolie non plus. Pas du genre en tout cas à attirer les garçons, à se faire épouser même si on n’a pas le sou. Elle ne se plaignait pas car la nature l’avait dotée de deux bras vigoureux qui ne demandaient qu’à s’employer. Aussi, lorsque Riquet, nouvellement arrivé au pays, lui manifesta de l’intérêt, elle se montra d’abord méfiante. Qu’est-ce qu’il lui voulait, celui-là ? Puis le garçon sut se montrer convaincant et ils se mirent en ménage. Ils finirent par officialiser la chose en passant devant le curé. Riquet travailla dans les fermes de la région et Jacote abandonna son ouvrage à l’auberge pour cultiver un petit carré de jardin et élever quelques volailles. Jusqu’aux mauvaises années qui affamèrent le village.

Riquet rencontra quelques autres jeunes aussi mal lotis que lui, ils formèrent une bande et se mirent à détrousser les voyageurs qui avaient le malheur de croiser leur chemin. Ils exerçaient leur métier proprement. Ainsi, ils ne volaient que les riches, repérables au faste dont leur équipage faisait montre. Ils ne tuaient jamais, évitant autant que possible toute violence. Seuls quelques coups de poings étaient parfois assénés pour dissuader ceux qui ne semblaient pas impressionnés par leur nombre et leur détermination. Sans plus, sans jamais faire couler d’autre sang que celui de quelque nez cabossé dans l’échauffourée de l’assaut. Au fond, ils ne faisaient grand mal à personne. Sauf aux escarcelles.

Riquet, un peu plus dégourdi que ses compagnons, s’était vite retrouvé à leur tête. Même s’il n’habitait plus avec Jacote, il venait souvent la retrouver lorsque la nuit était bien noire. Et elle pouvait souvent lui fournir des renseignements précieux sur les voyageurs qui faisaient étape à l’auberge. Elle continuait à y travailler malgré l’argent que son homme lui ramenait discrètement. Un peu pour donner le change, mais surtout par précaution. Dieu seul savait combien de temps la période des vaches grasses allait durer. Jacote avait trop souffert de la pauvreté pour risquer de se retrouver dans une situation de dénuement.

Elle n’osait pas non plus exhiber les quelques cadeaux que Riquet lui ramenait parfois de ses rapines, un colifichet, un bout de dentelle, un bijou léger. Une fille de salle se doit d’être discrète, modestement vêtue et attifée sans ostentation. Sauf un ruban jaune délicatement brodé de bleuets qu’elle n’avait pu résister à utiliser pour nouer ses longs cheveux encore bien noirs. C’était sa seule coquetterie.

Bien sûr, personne n’était dupe au village. Tous les compagnons de Riquet en étaient issus et les familles se taisaient, certes, mais n’en pensaient pas moins. Il faut croire que cette situation en dérangeait certains, car ce fut par dénonciation, par traîtrise, que les gens d’arme les arrêtèrent un matin dans leur repaire perdu au milieu des bois.

On les jugea bien vite, sachant les parentés et les sympathies des villageois pour ces enfants du pays. Et on les exécuta aussi prestement. Tous les sept. Six hommes et une femme, car leur bande comptait une femme parmi ces rudes gaillards.

Mais quelle femme ! Une sorte d’amazone des temps présents, de toutes les attaques, de tous les coups durs, une virago aguerrie au maniement des armes rustiques des brigands, ignorant toute pitié ou sensiblerie. Ce n’était certes pas elle qui serait restée au camp à mitonner la popote pendant que les hommes partaient en expédition. Non, elle participait aux assauts avec une froideur et un courage qui en impressionnaient plus d’un. Ce n’était pas pour rien que Riquet l’avait prise pour second : il savait que s’il lui arrivait malheur, Gervaise saurait le remplacer efficacement à la tête de la bande. Mais voilà, le sort en avait décidé autrement puisqu’ils s’étaient fait cueillir tous ensemble.

Jacote se lève pour attiser machinalement le feu qui décline dans l’âtre et ajoute une bûche pour le ranimer. Elle sait que la nuit sera longue, qu’elle ne pourra pas dormir. Devant ses yeux, les sept corps qui doivent se balancer à la potence, car le vent s’est levé à l’approche du soir et prend de la force au fil des heures, laissant présager la tempête qui balayera demain le plateau. Devant ses yeux, le corps de son homme, démuni, désarmé, tellement familier et déjà étranger. Le dernier regard qu’il lui a jeté avant que la corde ne se tende. Le regret qu’elle y a lu, la tendresse, l’impuissance. L’adieu.

A sa droite, Gervaise, dont l’agonie fut longue et pénible. Ses multiples soubresauts avant de trépasser faisaient voler en tous sens ses longs cheveux blonds, retenus par un ruban bien serré. Jaune, le ruban, délicatement brodé de bleuets, tel celui que triture machinalement Jacote entre ses doigts nerveux. Cela, plus que tout le reste, lui noue la gorge sur un long gémissement étranglé.

 

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20 juin 2011 1 20 /06 /juin /2011 00:00

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A l'approche d'été, il devient urgent de faire fructifier tout ce qui vous a mis en émoi quand le printemps est venu rompre votre quiétude hivernale. Vous allez être amenés à déclarer tout l'intérêt que vous portez à l'obscur objet de votre désir en l'invitant à partager en tout bien tout honneur les belles journées ensoleillées qui se profilent. Hélas, nous savons tous combien il est souvent difficile de négocier un tendre rendez-vous tout comme il l'est d'ourdir un guet-apens en toute galanterie. Seulement voilà, c'est là que se jouent aussi quelques uns des points les plus vifs de l'existence…

Caprices

par Corinne Jeanson

 

Servante, montre-moi encore ce doux billet. "Oui, ce soir mon amante je vous attendrai à mon hôtel. Je reste votre fervent amant comme vous l'aimez tant." Ah ce soir arrive si lentement, dix-sept heures sonnent au clocher. Verse dans mon bain des senteurs suaves venues d'Orient mais point trop, qu'il respire encore mes odeurs. Ah mon dieu, cette ridule qui vient à mes paupières ! Tant de fois je l'ai pleuré, mon amant infidèle, voilà les empreintes de mes tristesses qui s'étirent à mon regard. Verse ce flacon d'huile d'Orient, que son baume estompe les douleurs passées. Ah, mon dieu, ce cheveu qui se colore de blanc ! Arrache-le vite de ma chevelure, qu'il ne voit pas combien je suis vieille. Ses belles maîtresses ornées de leur jeunesse sauront-elles s'effacer à son cœur ? S'il ne voyait que ma vieillesse et ses traces ? Ah mon dieu ma peau est encore douce, mes seins bien fermes ! Je lui plairai encore. Combien il est cruel de m'avoir abandonnée toutes ces nuits ! Je les ai bien comptées, quarante depuis notre dernière étreinte.

"Je suis occupé" ne cessait-il de m'écrire dans ses billets froissés "soyez patiente." Ah l'inconstant, comment peut-il croire que je l'attendrais ? Bien sûr il a certains attraits qu'il est bien difficile d'oublier. Je ne parle même pas de ses étreintes qu'il a pourtant vaillantes, ni même de son corps aux courbes semblables aux marbres antiques - et vous savez, ma servante, combien je suis sensible à Rome et plus encore à la Grèce - encore moins de ses paroles qui vous laissent un goût de miel. Non je parlerai plutôt de sa prévenance, de sa galanterie, de sa présence infinie, et ses caresses qui vous rendent si belles. Ah je suis tombée en pâmoison. Oui, oui, je sais, servante, il m'échappe et cela le rend plus désirable encore. Mais enfin n'est-il pas maître de lui-même ? N'est-ce pas là sa grande valeur ? Ah je songe encore à toutes ces galantes qui semblables à moi s'éprennent de lui, ces jeunes demoiselles aux corps que l'âge n'a pas atteint, vibrant sous ses mains. Comme elles doivent s'accrocher à son bel enthousiasme ! Ah mon dieu, qu'ai-je fait en cette dernière nuit où il a partagé ma couche ? Que ne lui ai-je pas donné qu'il m'ait si longtemps dédaignée ? Il respirait à toutes mes effluves, je goûtais à ses délices chocolatés. Le frivole, j'ai parcouru toutes les collines du tendre avec lui. Ah mon dieu, je lui ai trop donné, c'est cela !

Mais cessons ces jérémiades. Cette nuit il me revient. C'est certain, je saurais le séduire comme avant. Hélas, il exerce sur mon cœur un tel attrait que je crains bien de m'évanouir dès qu'il paraîtra. Sept mois déjà qu'il est entré dans mon âme. Sept mois que je tremble, que je gémis, que je prie. Sept mois qu'il demeure citadelle imprenable. J'aurais voulu le conquérir, tel Alexandre qui prit Tyr en sept mois. Dans un sursaut d'amour-propre, j'ai même tenté d'échapper à ses inconstances. Un ancien amant qui recevait, avant l'élu, toutes mes faveurs, soudain me déplut. Toutes ses tentatives me donnaient, bien malgré moi, à peine un frisson à la joue. J'ai goûté à d'autres nouveautés pour extraire le philtre fatal de mes veines. En vain ! Le premier au corps trop fragile, aux propos futiles m'ennuya. Je n'étreignais que ses épaules étriquées et même ses vices n'eurent pas mon agrément. Le second, époux volage, ne cherchait qu'à grimper dans mes creux, mais sans cette infinie douceur que l'ingrat savait si bien soupirer. Le troisième -oui ma servante, j'avoue je l'ai trompé trois fois avant que le coq n'ait chanté-, malgré ses savantes caresses, ne me prodiguaient que des imitations d'abandon. Ah oui, ma servante, je me suis abandonnée à mon merveilleux guerrier avec un tel enchantement que mon visage rayonnait telle Vénus sortant de l'écume. Qui pouvait me rendre son étreinte glorieuse ?

Ah mon dieu, comme le soir est long à venir, dix-huit heures sonnent au clocher. Prends soin de mon jupon de dentelle, de l'échancrure de ma robe rouge. Quoi, un nouveau messager porteur de quelle missive ? "Très chère ce soir je ne saurais être avec vous. Un contretemps me rend indisponible à vous." Quoi, aucune autre explication ! Le perfide, me veut-il revoir morte à remettre encore notre étreinte ? Ah non, je ne me laisserai pas traiter de la sorte, puisque ce soir le roi m'avait conviée à sa table, je saurais me distraire et oublier le féroce insaisissable. Allons servante, choisis la robe d'or que je scintille à la table royale.

Vingt-deux heures sonnent au clocher. Oui je reviens bien tôt, le dîner du roi était d'un ennui amer. Je n'ai cessé de soupirer et je n'ai rien pu manger. Tout me tournait vers mon oublieux : le moindre visage avenant me rappelait le sien, le rire du roi, les mots d'un courtisan et mêmes les rimes d'un poète, tout me rappelait à lui et tous me paraissaient de bien pâles copies. Même mon ancien amant, à la table du roi, qui soupirait à me vouloir près de lui, non vraiment, rien n'y fit. J'ai adressé à l'insensible un message griffonné à la hâte : "Très cher, je serai malgré vous à votre hôtel si particulier, ce soir à vingt-deux heures et je vous y attendrai, quoique vous ayez entrepris." Hélas, je ne saurais ainsi le rejoindre, je n'ai plus aucun amour propre et à ses genoux, je peux bien me traîner, mais quoi ses gens ne m'auraient pas laisser entrer. Hélas, ma servante, je préfère encore dormir seule dans ma couche et rêver de lui, à quoi bon chercher ailleurs l'oubli qui ne viendra pas. Ah je hais cette nuit.

Quoi, un message de sa maison, qu'écrit-il cette fois : "Très chère, mon importun enfin quitte ma maison, si vous voulez bien encore de moi, puis-je vous rejoindre en votre demeure cette nuit ? Dites-moi, me prendrez-vous la tête ?" Quoi, il ose ! Il suppose que je vais acquiescer à sa requête ? Mais pour qui me prend-il ? Pour une de ses faciles conquêtes ? Qu'il lui suffit d'un mot pour que je reprenne nos commerces ? Vraiment, il me connaît mal, je ne suis pas une de ses ingénues, ni une de ses précieuses qui n'espèrent que lui. Ma vie est pleine de... Hélas, quel est cet émoi qui m'envahit, quel est ce tourment qui freine ma raison ? Je l'aime tant, je l'espère tant, que m'arrive-t-il ? Ah ma servante, je suis perdue, je ne saurais lui échapper. Ecris pour moi, ma main tremble trop : "Venez. Je ne vous prendrai pas la tête mais la queue."

 

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