Toujours nous élançant sur la surface inépuisable des foirades, tel le léger patineur sur la glace, - qui, lui, évitera de se viander à l’arrivée devant les examinateurs -, nous vous convions aujourd’hui à prendre les transports en commun, car enfin, le vélo sous la pluie n’est guère enthousiasmant, le métro est plein de longues correspondances ; quant à la voiture, elle surchauffe dans les embouteillages, alors courons avec le garçonnet de quatre ans jusqu’au prochain arrêt du bus qui propose un parcours trois étoiles à travers Paris.
Comment bien foirer dans l’autobus
par Ysiad
Léo est ravi. Non seulement il adore prendre l’autobus avec vous, mais il a été invité à l’anniversaire de son copain Charlie, qui vient d’avoir quatre ans, tout comme lui. Dis, Maman, est ce qu’il y aura des bonbons ? vous demande Léo d’un air gourmand au moment de franchir le marchepied. Oui, un gros, un énorme sac, répondez-vous en validant votre titre de transport dans la machine et souriant au chauffeur qui regarde fixement le petit diable, comme pour évaluer son âge. Ces temps-ci, vous amadouez les chauffeurs avec un grand sourire, car dès l’instant où vous prenez le bus avec votre fils, vous vous rappelez que celui-ci a eu quatre ans voilà un mois, et que vous devez vous acquitter d’un ticket demi-tarif, nom d’un petit bonhomme ! Eh oui, c’est comme ça, et comme par un fait exprès, cela fait quatre semaines consécutives que vous oubliez d’acheter ce fichu carnet de tickets. D’où le grand sourire forcé adressé au chauffeur, qui vous suit du regard dans son rétroviseur. Gargl, gloups, trouvons vite une place, et heureusement aujourd’hui, vous êtes super vernis tous les deux : deux places contre les vitres viennent de se libérer. Vous serez aux premières loges pour traverser le Pont Marie, youpi !
A chaque arrêt, le bus se remplit et se vide, les portes s’ouvrent et se ferment, de nouvelles têtes passent, et Léo s’en paie une bonne tranche. Dis, Maman, pourquoi il a une grande barbe, le monsieur ? vous demande-t-il en pointant un barbu d’un doigt rapide, trop rapide pour que vous puissiez retenir son geste. Dis, Maman, pourquoi la dame elle ressemble à une sorcière ? clame-t-il à toute force et vous piquez un fard. Pourquoi ci et pourquoi ça, patati et patata, si bien qu’à la fin, harcelée par ses questions, vous sermonnez le fiston d’une voix sèche. Tais-toi tout de suite ! Je ne veux plus une seule remarque jusqu’à la fin, dites-vous en posant une main ferme sur les petites jambes qui se balancent. Si tu continues, on fait le reste à pied sous la pluie, tu veux ? grondez-vous, alors qu’il se livre à toute une série de grimaces pour braver l’autorité dont vous faites montre. Mais qu’il est insupportable, infernal même ! pensez-vous. Alors que les quais défilent, luisants de pluie, vous envisagez avec un grand soulagement de confier votre petit démon à la garde attentive de la maman de Charlie, tout en la plaignant un peu. Quand je pense qu’elle a invité douze chenapans chez elle, cette femme mérite une médaille ! ruminez-vous en imaginant déjà la longue plage de temps qui s’offre à vous, alors que le bus passe devant les tours de la Conciergerie. Arrête avec tes jambes et regarde plutôt comme c’est beau, Léo. Imagine toi qu’autrefois, c’était la maison des rois de France, et leur prison aussi ! Vous voilà embarquée comme un rien au cœur de la Terreur, mais Léo n’écoute pas vos beaux discours. Que Marie-Antoinette ait pu croupir là-bas, enfermée dans un cachot, en attendant d’aller se faire couper la tête, est le cadet de ses soucis ! Il vous laisse dégoiser tout ce que vous savez jusqu’à l’île Saint-Louis, où l’autobus marque l’arrêt, pour laisser monter de nouveaux passagers.
Dont un contrôleur.
Grand,
La mine sévère,
Revêtu de l’uniforme vert,
Et qui connaît le règlement.
Votre œil enregistre la silhouette qui franchit d’un bond déterminé le marchepied. Après un regard plongeant tout au fond de l’autobus, le contrôleur se met à discuter avec le chauffeur. Il dispose apparemment de tout son temps pour dresser ses procès-verbaux. La vie devant lui ! Quelle poisse, pensez-vous très fort. Mais quelle poisse ! Il y a trop de monde pour fuir maintenant. Jamais vous n’aurez le temps de vous jeter par les portes de sortie, vous pourriez être prise en flagrant délit de fraude... L’autobus est reparti, direction place d’Italie. Léo continue de se pincer les commissures entre l’index et le majeur, en imitant le cri du crapaud. Croâ, croâ, fait-il en gloussant. Pourvu que le contrôleur ne vienne pas jusqu’à nous, pensez-vous très fort, sans doute un peu trop fort, car la silhouette vert bouteille a commencé sa traversée, se penchant pour jeter un œil scrupuleux sur le titre de transport qu’on lui présente docilement. Aïe aïe aïe, pensez-vous, Aïe aïe aïe ! et tout se passe comme si votre esprit étroit ne pouvait contenir d’autre pensée que cet imbécile Aïe aïe aïe, qui doit vous faire blêmir un peu, car Léo s’écrie soudain : Pourquoi t’es toute blanche ? – C’est rien, soufflez-vous, chut. Tiens-toi tranquille. Quelques minutes plus tard, à hauteur de la fac de Jussieu, le contrôleur s’arrête. Bonjour Madame, dit-il après avoir regardé votre petit diable. Bonjour Monsieur, répondez-vous d’une voix que vous voulez claire et sincère, et vous tendez votre titre de transport. – Et le petit ? reprend-il. – Le petit ? reprenez-vous, comme si vous découvriez à l’instant la présence de votre fiston à côté de vous. – Oui. Le petit. Quel âge a-t-il ? continue l’homme vert, d’un ton vaguement sadique. – Trois ans !, mentez-vous avec tout l’aplomb dont vous êtes capable. – Naaaan ! Pas trois ans ! Quatre ans ! J’ai quatre ans, moi ! claironne Léo à l’adresse du contrôleur en se tortillant sur la banquette.
L’homme vous lorgne de ses petits yeux triomphants.
Bravo. En plein dans le képi ! C’est foiré !
Quatre ans ? reprend l’uniforme d’une voix gourmande. – C’est-à-dire que nnn…noui, bafouillez-vous, c’est nouveau, voyez-vous, il vient… il vient juste de les avoir, vous comprenez. – Je vois, fait le contrôleur, de plus en plus triomphant. Bien. Il lui faut donc un titre de transport, vous l’admettez. – Bien sûr, écrasez-vous d’une voix soumise. – Et puis tout de suite, reprend le contrôleur. Mais cette fois-ci, c’est du plein tarif. Le demi-tarif n’est pas délivré dans les autobus, voyez-vous. – Très bien, renchérissez-vous, tout en vous réjouissant d’échapper à l’amende. Je vous donne ça tout de suite, et vous plongez deux mains vives dans votre sac, à la recherche d’un ticket vierge. Farfouillez. Fourragez nerveusement parmi le capharnaüm des choses que vous trimballez partout avec vous. Peigne, bâton de rouge, brosse à rimmel, carnets de photos, de pensées, d’adresse, cartes de visite, de fidélité, de cinéma, petit plan de Paris, jeu de bics, porte-clé, élastique à cheveu… Tout y passe. Mais où sont donc passés les tickets ? Finalement, vous en trouvez un, glissé au fond du sac. Eurêka, pensez-vous très fort en brandissant le ticket d’une main victorieuse, sous le nez de l’homme assermenté.
Qui l’examine. Le renifle. Le tourne et le retourne entre ses doigts, durant dix longues secondes. Et s’il vous gratifie d’une œillade sadique, façon : cette fois, ma gaillarde, ton compte est bon, c’est tout simplement parce que le ticket que vous lui avez remis n’est pas vierge, mais validé au recto comme au verso, et qu’à ce stade, vous pouvez considérer le petit parcours à travers Paris comme bien foiré.