Si les errances ferroviaires de la série Transit n’en finissent plus de vous étonner (ou de vous lasser ?) elles ne seront dorénavant plus les seules : Suzanne Alvarez vous propose de découvrir une nouvelle série Histoires d’eau, errances maritimes qui vous transporteront bien plus loin encore …
Pythagora
Au début, ils n’avaient eu qu’une idée en tête : fuir la Capitale où ils étouffaient depuis trop longtemps.
C’est ainsi qu’ils avaient atterri, un peu comme " cheveux sur la soupe " dans le quartier juif de Marseille pour tenir cette petite librairie. Et puis, quand, plus tard, le tabac et le loto s’ajoutèrent à leur commerce, une idée nouvelle commença à germer dans leur esprit. Une idée qui n’allait plus les quitter : partir en mer ! Prendre le large ! Tout plaquer !
Bien sûr, pour concrétiser cela il fallait de l’argent, et même beaucoup d’argent. Alors, jonglant avec des sommes qu’ils n’avaient pas encore gagnées, ils commencèrent à faire des comptes où se mêlaient confusément recettes, dépenses, chiffre d’affaires et bénéfice.
Et ce fut au terme de huit années d’un travail acharné et grâce à cette ténacité à vouloir partir un jour qu’ils quittèrent le petit port de l’Estaque un matin d’avril, à bord de leur beau 38 pieds* en acier, un JNF38.
Immédiatement, le bonheur fut partout : il scintillait dans le bleu du ciel et dans les fentes jaunes du regard du chat vautré au pied du mât, il éclatait dans les rires de Carole, il frétillait dans les lignes de traîne, il tintait dans les glaçons des verres, ruisselait sous le halo de la lampe Coleman, s’infiltrait dans les coffres remplis à ras bord, rampait le long des coursives* et se mêlait au goût salé des lèvres desséchées.
Trois semaines, déjà, qu’ils avaient quitté la France. Trois semaines sans anicroche. Ils avaient caboté* de port en port pour s’amariner. Le temps s’était arrêté. Ils étaient libres ! Absolument libres !
Ils longeraient d’abord les côtes espagnoles. A partir de Gibraltar, ils tireraient droit sur le Maroc. Après, ce serait Madère où ils s’arrêteraient au moins un bon mois, et aussi les Canaries. Ensuite, les Iles du Cap-Vert. Puis la traversée de l’Atlantique et cap sur la Guyane. Après ça, on verrait bien.
La nuit était tranquille et douce. La faible houle venait heurter la coque du cotre* dans un clapotis bas et régulier. Une brise languide venait du large, apportant un entêtant parfum de marée.
- Alto ! hurla un porte-voix au moment où ils étaient sur le point d’accoster dans ce petit port de Tarragona.
Ils se regardèrent tous les trois, incrédules, mais n’obtempérèrent pas.
Carole et Anna se rapprochèrent l’une de l’autre et demeurèrent calées entre les winches, muettes et tremblantes de peur, condamnées à se taire, un projecteur de pont braqué sur elles. " Ils " les tenaient en joue, mitraillette au poing, à peine à un mètre d’elles, leur vedette adossée et maintenue fermement au voilier. Il y avait aussi cette grosse mitrailleuse posée sur cet énorme trépied au milieu d’eux et qui leur faisait face, prête à les pulvériser s’il le fallait. Et tout ce qui se déroulait devant elles leur semblait flou, hors d’atteinte, irréel. Combien étaient-ils ? Dix, douze peut-être ? Sans compter les trois en bas.
Celui qui paraissait être le chef accula Marc, le skipper du Pythagore, contre la cloison, dans le coin de la banquette, après que ce dernier eut étalé tous les papiers du bateau sur la table du carré.
- Où sont les drogues ? demanda-t-il dans un français impeccable, sur un ton doucereux qui laissait présager le pire.
- Je… ne… comprends pas ! bredouilla Marc, apparemment abasourdi par une suspicion aussi injustifiée.
L’autre sourit, mielleux et dubitatif tandis que ses deux acolytes fouillaient, retournaient les tiroirs, jetant rageusement à même le sol vêtements et objets divers. Souriant tels des forcenés, ils commençaient à démonter les vaigrages*.
Les hommes qui étaient en face d’elles donnaient l’impression d’être surnaturels, sans épaisseur. Alors, il sembla à ces deux femmes qui vivaient depuis toujours une relation totalement fusionnelle, qu’elles ressentaient la même impression : elles eurent au même instant l’horrible certitude que, remontant simultanément le cours de leur existence, elles étaient en train de revivre leur enfance dans ce pays qu’elles venaient de quitter. Avec l’effroyable sentiment qu’arrivées au terme de leur vie, elles étaient déjà virtuellement mortes.
On entendait la respiration de la mer.
Carole n’osa pas détourner les yeux pour regarder sa mère… Cette dernière, sous le coup d’une impulsion ou dans un sursaut qu’elle n’avait pu contrôler, avait détendu son bras qu’un raidissement soudain rendait affreusement douloureux.
Et cette réaction n’échappa pas à leurs geôliers. Les yeux de pierre roulèrent dans leurs orbites. Etait-ce le fruit de leur imagination ? Il sembla même à ces deux malheureuses qu’elles surprenaient un léger pivotement de leur corps. La jeune fille, pour montrer qu’elle était courageuse et qu’elle était capable de protéger sa mère coûte que coûte, resserra un peu plus son étreinte comme pour venir à son secours mais elle en profita surtout pour se blottir un peu plus contre elle.
A présent, une seule chose comptait pour elles : se maintenir en vie. Car ces mécaniques désincarnées, figées comme des automates, les yeux rivés sur le viseur de leur arme, semblaient incapables de sentiments mais capables du pire. Le moindre faux mouvement, la moindre distraction, et ils opéreraient à coup sûr en tir groupé. Les réduisant à un souffle, un rien.
C’est alors que, sans que l’on sût pourquoi, l’un de ceux qui se trouvaient sur le pont d’en face sembla être la proie d’un terrible doute. Sans quitter son arme, il sortit sa V.H.F portative de sa poche et parla longuement. Puis :
- Detenga todo !
Alors, les mitraillettes se posèrent, ceux d’en bas remontèrent. On défit les amarres, on remonta les pare battages*. Bref, on les planta là, les laissant impuissants, anéantis et défaits.
Après le départ de ces hommes, ils se regardèrent en silence, consternés devant l’étendue de toute cette pagaille qui régnait dans les cabines. Alors, ils s’inquiétèrent de savoir quelle heure il pouvait bien être. Il était plus de minuit. Marc ouvrit un sachet de soupe lyophilisée parce qu’ils avaient parcouru beaucoup de miles* dans la journée sans prendre le temps de se restaurer, et qu’ils pensaient avoir faim. Puis ils se mirent à manger en silence. Ensuite, ils rangèrent tout et se couchèrent sans avoir prononcé un seul mot.
Le lendemain, très tôt, alors qu’ils dormaient encore, une vedette de la Guardia Civil vint les trouver. Les militaires frappèrent contre la coque, poliment, et présentèrent leurs excuses : ils avaient fait une grosse prise de drogue à bord du bateau Pythagora qu’ils pistaient depuis six mois au moins, et dont une voix anonyme leur avait signalé le passage au port de Tarragona, non loin de leur voilier.
- Une méprise ! Une regrettable méprise ! dit le capitaine.
- La oscuridad …Un omonimo…Pythagora/Pythagore…
- Comprende ? renchérit un autre.
Non, ils ne comprenaient pas. Mais que pouvaient-ils faire ? Alors, sans plus tarder, ne voulant pas rester une minute de plus dans ce lieu qui, tout à coup, leur paraissait horrible, ils mirent le moteur en route, sans prendre le temps de hisser les voiles.
Leur colère de la veille, en même temps que leur amertume et leur désabusement, leur dégoût des gens et des choses, s’était dissoute dans un profond apaisement. Et cette soudaine liberté leur apparaissait comme un rêve et la nuit qui s’achevait, comme un cauchemar.
Alors chacun se laissa gagner par la contagion de l’allégresse. On se promit de fêter l’arrivée dans le prochain port, par une orgie de tapas dans le premier resto venu.
Ils entonnèrent en la massacrant, une vieille chanson de matelots. On aurait pu croire que toute une existence de bonheur était contenue dans cet instant, tant ils se sentaient à nouveau heureux de vivre. Un vent léger s’était levé, doux comme une caresse de fille. On hissa la grand voile et le foc*.
Ce fut juste après qu’une vague surgit d’un coup d’on ne sait où. Haute comme un immeuble. Elle vint heurter la coque avec une violence inouïe tandis qu’une autre submergeait le pont et les trempait de la tête aux pieds. Anna évita de justesse la bôme* qui allait l’assommer en changeant brutalement de direction. On venait d’empanner*.
Ils se regardèrent tous les trois, chacun cherchant du secours dans les yeux des deux autres.
S’acharnant à redresser la barre qui roulait entre ses mains, Marc cria ses ordres. Le foc était en train de se déchirer sous la fureur du vent qui venait de se lever. Il fallait vite affaler.
Puis on verrouilla tous les capots.
A l’intérieur le désordre était indescriptible. La radio surtout était inutilisable. Ils ne pourraient même pas signaler leur position, donner des nouvelles du large. Ils étaient seuls, complètement isolés.
Maintenant, soudés les uns aux autres derrière les hublots battus par un grain qui n’en finissait pas, ils observaient, impuissants, ballottés, et le souffle suspendu, la tempête qui faisait rage. Attendre. Il n’y avait que ça à faire. Et cette réclusion forcée, en même temps que la répétition de leur malheur, réveillait en eux tout une foule de regrets, enflammant leur douleur aussi sûrement qu’une rage de dents !
Pour Marc, le cauchemar recommençait, empoisonnait chaque goutte de son sang. Malgré tout, il lui fallait taire cette angoisse qui l’étreignait, ce mauvais pressentiment qui devait se lire dans ses yeux. Il fallait qu’il fît semblant d’être fort, au moins pour elles qui s’en étaient remises complètement à lui, à qui elles devraient leur survie. N’était-ce pas lui le capitaine, le seul maître à bord après Dieu ?
Alors, comme pour conjurer sa peur, il se saisit du paquet de fruits secs et commença une lente mastication…
Un grattement derrière eux les fit tous trois se retourner en même temps. De derrière le fouillis de la table à cartes, deux lucarnes jaunes apparurent. Le chat qui n’avait pas donné signe de vie depuis la veille vint d’un bond se lover contre eux. Marc savait par expérience que cette réapparition soudaine était le signe annonciateur d’une prochaine accalmie, tandis qu’il sentait monter en lui le baume de la délivrance.
Suzanne Alvarez
Petit glossaire de la marine à voile
Tout lecteur n’est pas tenu de connaître parfaitement le vocabulaire utilisé par les marins lorsqu’ils communiquent entre eux. Aussi ai-je pensé que quelques explications s’imposaient…
*pied : mesure anglo-saxonne valant 12 pouces soit 30,48 cm. todo : Arrêtez tout !
*cotre : petit bâtiment à un mât et deux focs.
*vaigrages : revêtement intérieur de la coque.
*pare battages : défenses destinées à protéger des chocs, la coque d’un navire adossé à un quai ou à un autre bateau.
*mile : mesure anglo-saxonne valant 1,852 m.
*Guardia Civil : gendarmerie maritime espagnole.
*foc : voile triangulaire placée à l’avant d’un voilier.
*bôme : arbre de mât qui supporte la grand-voile.
*empanner : faire passer rapidement la grand-voile d’un voilier d’un bord à l’autre, au moment
du virement de bord vent arrière.
*caboter : naviguer le long des côtes.
*Detenga
*La oscuridad : l’obscurité.
*Un omonimo : un homonyme.
*Coursive : passage réservé entre les cabines, dans le sens de la longueur d’un navire.