Aujourd’hui, nous nous lançons avec la fougue du fils des âges farouches sur le chemin d’une remise de prix à Bruxelles, cent pour cent authentique. Au fait : pourquoi Bruxelles, et pas Tahiti ? C’est vrai. C’est une question qu’il est tout à fait permis de se poser, mais bon, pour l’instant, on va pas faire les difficiles, on va prendre ce qui se présente, la gloire se trouve de l’autre côté de la frontière, pas aux antipodes, c’est parti.
Comment bien foirer sa remise de prix à Bruxelles
par Ysiad
La bonne nouvelle est tombée ce matin dans votre messagerie, en faisant un dzoiiing sublime. Ahhhh que c’est bon, mon Dieu, que c’est doux, que c’est exaltant ! Jubilez. Allez, lâchez-vous dans les grandes largeurs, sautez, riez, dansez, courez partout. Vous avez décroché un prix ! Enfin, une mention, pour être précis, dans le cadre de la Fureur de Lire, un événement littéraire qui a lieu au mois d’octobre en Belgique. Vous ne vous y attendiez pas. Et il y a une publication à la clé, dans un recueil collectif édité par les Editions Puce Clampin. Génial. Hip, hip, hip ! En un tour de main, vous avez trouvé à vous loger tous les quatre du premier coup, dans un petit hôtel pas cher du tout, à deux pas de la Grand-Place et du Manneken Pis. Euréka ! Merci, Internet ! Allez, en voiture !
La route est belle, merveilleusement dégagée, les enfants sont ravis, ils vont pouvoir manger des frites et des gaufres, tout va très bien en dépit des températures qui dégringolent à la frontière, quelle importance, c’est la fête ! Et regardez comme tout commence à merveille à votre arrivée dans la ville : une place s’est dégagée presque instantanément dans une petite rue, à cinq minutes à pied de Grote Markt. Incroyable, mais vrai ! Ah ! Vive la Belgique !
C’est en pénétrant dans l’hôtel que vous commencez à déchanter un peu. Peut-être est-ce à cause de la fontaine en stuc ornée d’insolites cariatides reproduisant des poses du Kama Sutra, ou de la température plutôt frisquette, ou encore de l’odeur de kebab qui envahit le petit hall tendu de velours rouge grenat. Bizarre. Il fait vraiment très froid, et puis les tableaux qui vous entourent sont plutôt ambigus. Y a des meufs à poil sur les murs ! s’exclame votre fils d’une voix enthousiaste, cependant que l’hôtesse d’accueil vous remet les clés de la chambre agrémentées d’une breloque équivoque en vous demandant de la suivre à travers un dédale d’escaliers et de couloirs étroits.
Tiens, c’est curieux, il flotte dans la chambre. Le toit doit être refait l’année prochaine, vous précise l’hôtesse. En attendant, on a mis une bassine. Videz-la quand elle sera pleine. Bon. Enfin, les enfants s’amusent bien, c’est toujours ça, ils s’envoient à la tête des coussins parfumés et chamarrés de perlouzes. Plutôt étranges, ces coussins. M’est avis que t’as réservé dans un bobinard, vous glisse le conjoint après avoir longuement étudié la gravure accrochée avec des nœuds au-dessus du lit et représentant Adam en rut lorgnant d’un œil salace une jeune Eve avec beaucoup de monde au balcon. Bon. Tant qu’y a pas de miroir au plafond, ça va, et c’est juste pour une nuit, alors qu’attendez-vous pour fuir ce claque et découvrir Bruxelles qui vous attend ?
Egayez-vous dans les rues, visitez le musée de la Bande Dessinée, les passages, les vieilles maisons, les galeries royales, photographiez-vous à tour de rôle devant le Manneken Pis, arpentez à la nuit tombée la Grand-Place illuminée et ses merveilles d’architecture, mangez des frites arrosées de bière dans un bistrot, et dodo.
Pensez tout de même à vider la bassine, on ne sait jamais.
Le lendemain, temps de gloire sur la ville. La remise des prix s’annonce sous de très riants auspices, jusqu’à ce que les choses se gâtent à l’endroit même où vous avez laissé votre véhicule la veille. Etonnant ? Allons. Absolument pas ! Tout à fait normal ! Si ça se gâtait pas au moment où vous partez assister à la remise des prix, ce serait un conte de fées, pas une foirade. La rue est vide. La bagnole ? Envolée. Vous voilà lancés tous les quatre vers le commissariat le plus proche, qui est loin d’être tout près. Deux grands costauds à képi vous attendent à l’entrée, les poings sur les hanches. Votre voiture ? Elle est à la fourrière, une fois, vous disent-ils. Y avait des travaux dans la rue. C’était écrit en néerlandais sur les panneaux. Ben si. Vous les avez pas vus ? Jaune fluo. Visibles. Ben voui. Un conseil, deux fois : si vous allez chercher le véhicule aujourd’hui, ce sera moins cher que demain. Et ainsi d’ suite, vous comprenez. Ahhh. Division des équipes. Les gars, direction la fourrière en tram au fin fond de la banlieue de Bruxelles ; les filles, cap sur la maison de la radio. Hep, taxi ! On est en retard !
Tellement en retard que vous déboulez dans l’auditorium à l’instant où on vous appelle sur l’estrade. Vous n’avez que le temps de courir rejoindre le jury qui vous regarde d’un air perplexe. La lecture de votre texte vient de s’achever. Vous l’avez loupée. Fort bien joué. Allons, vous aurez tout loisir d’entendre les textes des sept autres primés. A la fin de la cérémonie, une dame vient vous voir. Votre nouvelle a été ad-mi-ra-ble-ment lue, Madame ! Quelle chance vous avez ! Souriez, et réchauffez-vous avec la soupe au potiron qu’on vous sert au buffet, à côté de Puce Clampin, l’éditrice en chair et en os, à qui vous refilez quelques textes dans un sac en plastique, accompagnés de tous vos espoirs d’être enfin publiée. Tiens, vos gars arrivent. Ils ont l’air frigorifiés. Ils ont récupéré l’auto, et franchement, vous avez mis dans le mille : le montant de l’amende correspond exactement à celui de votre prix !
Bravo ! C’est foiré !
Mais si par miracle, six mois d’attente à jouer à pile ou face plus tard, vous recevez un courriel sommaire de Puce Clampin vous apprenant que vos situations sont aussi banales que votre style et que la maison préfère défendre d'autres textes à forte personnalité, alors seulement, votre petite virée au pays de la frite aura été bien foirée.