Désirée Boillot est revenue prendre un verre au café. Elle profite de l’affluence de ces derniers jours pour livrer à un public ébahi quelques nouvelles considérations sur ces héros modernes qui agrémentent notre quotidien.
Jaunie
par Désirée Boillot
Ce matin, il neigeait sur Paris, une neige mouillée, un peu collante et déjà grise, une de ces neiges qui vous dépayse, alors j’ai pensé à Jaunie. Je pense très souvent à lui, ces temps-ci. Jaunie mon chéri, mon idole, sous la neige lui aussi, seul en Fuisse (excusez-moi, j’ai un cheveu sur la langue). Le pauvre. Je sais, ce n’est pas tout à fait le bon terme, mais enfin tout de même, Jaunie, mon pauvre chéri puni chez d’obscurs fabricants de ganache, sous des tourbillons de neige dans cette bicoque sur deux étages, même pas chauffée, et puis même pas finie… Tout le mal qu’on lui a fait ! Pour un peu, j’aurais versé une larme, toute à ma représentation de Jaunie drapé dans son vaste manteau de fourrure, tenant une bougie et surveillant les ouvriers en train de poser une balustrade exotique au deuxième étage de sa bicoque, si un crétin n’avait interrompu mon rêve en m’écrasant sauvagement les pieds avec ses godasses pleines de boue aux abords du métro.
Du coup, j’ai descendu les escaliers, clopin-clopant, tandis que la neige féroce continuait ses odieux tourbillons rien que pour m’embêter, et ma tristesse est repartie dans la correspondance à Saint-Lazare. Pauvre Jaunie, seul, tout là-bas là-bas, là où, bien sûr, aucun inspecteur Dézimpo ne guette jamais derrière une vache (alors qu’en France ils sont partout, en embuscade derrière les réverbères) mais où il neige souvent, atrocement souvent et où il fait froid, Jaunie seul dans la nuit, devant fuir la mère patrie en catimini, on avait déjà eu la fuite à Varennes il y a deux siècles, ça suffisait, on allait pas avoir la fuite à Gchhtââât, tout de même.
Ben si. On l’a eu. Après Varennes, Gchhtââât. Deux siècles et quelques poussières plus tard. Et pan dans l’os.
Alors je vous en prie, à ce stade faites un petit effort, il le faut, pour Jaunie qui tient l’affiche depuis plusieurs décennies, même que les Anglais et les Australiens, ils ont qu’à aller se rhabiller avec leurs Bitteuls et leurs Eïcidici, parce que d’abord, notre héros il est grand, irremplaçable, et même qu’il gagne des millions d’euros, donc attention, la situation est suffisamment pénible pour que vous n’alliez pas dire bêtement : " Jaunie, il est barré à Gueustade ", comme le premier plouc interrogé dans la rue, s’il vous plaît. On dit : " Jaunie, il est à Gchhtââât ", en se servant du G comme d’un trampoline, Gchhtââât, en étirant bien sur le A final, comme le vrai bon et brave Fuisse (maudit cheveu) que Jaunie s’apprête à devenir, s’il résiste à l’envie pressante de rentrer au pays à tout bout de champ pour rallumer le feu dans une salle de concert, juste avant d’entonner son petit Bésic deux miiiiiiiillle ! tellement rocailleux et mâle et titillant qu’il précipite la France entière dans les boutiques éponymes, pour avoir les lunettes à Jaunie, justement. Quelle n’a pas été ma peine en apprenant que Jaunie, il allait pâturer du côté de la Fuisse ! Atroce, je peux témoigner. J’ai maudit la terre entière et crié à la nuit : Pourquoi Jaunie il s’en va ? Pourquoi Jaunie il nous quitte pour la Fuisse ? Pourquoi, pourquoi ? Encore ce matin, je me perdais en conjectures en pataugeant dans la gadoue, alors que je n’étais plus qu’à quelques mètres de mon bureau, quand soudain, le flash. Mais enfin comment n’avais-je pas fait ce rapprochement évident, fulgurant, qui crevait mes yeux de myope ? Comment avais-je pu passer ainsi à côté de l’évidence ? Si Jaunie, il mettait les bouts, c’était la faute aux binocles qu’il chausse audacieusement quand vingt heures trente ont sonné à tous les clochers de France et ce jusqu’à Saint Pez-le-Gaz, et qui lui avaient permis de lire correctement sa feuille de contribuable, même les petits caractères des astérisques au bas des pages, qu’on zappe si facilement en temps normal. D’où l’exil à Gchhtââât. Peut-être est-il nécessaire de rappeler ici, pour les néophytes qui connaissent mal les pays où il neige, que Gchhtââât est un petit village à l’usage des gens qui sont prêts à s’emmerder comme des rats six mois par an pour que l’Etat, il cesse enfin de s’en mettre plein les fouilles sur leur dos de travailleur harassé par le labeur. A l’heure où je rédige ces lignes, j’ignore si Jaunie continuera de défendre les intérêts de Bésic 2000 lorsque la balustrade du deuxième étage de sa bicoque sera définitivement posée, mais je peux vous dire une chose : jamais je ne pénétrerai dans une boutique Bésic 2000, - dussé-je continuer de tendre la main aux réverbères que je persiste à prendre pour ma tante -, pourvu que Jaunie, il revienne vite. C’est vrai ça, fais pas le con, reviens Jaunie, au lieu d’arrêter le temps toutes les deux minutes à ta tic-tac à quartz en t’empiffrant de chocolats (fuisses), tu peux pas t’enterrer comme ça au milieu des vaches, souviens-toi qu’on a tous en nous quelque chose de. De qui, déjà ?