Lorsque l’on veut parler d’une chose, disons préoccupante, et que l’on ne parvient pas à se décider à la rendre entendable par la parole, on se réfugie parfois du côté du l’écrit avec ce qu’il suppose comme prédisposition à faire-part. Pour le porteur des mots, l’excitation qu’induit l’écrit peut compter double : à la fois délivrance d’un secret par l’évocation de la chose en question et effet de brouillage de celle-ci par le recours à des arrangements esthétiques originaux ou tout au moins par l’emploi d’une langue autre, étrangère qui provoque un sentiment d’irréalité. Un écrit qui en quelque sorte se laisserait aller à livrer une pensée désirante en souhaitant qu’elle reste lettre morte.
A la question : qu’est-ce que ça raconte ? le lecteur peut tout autant entrer dans le dispositif de l’auteur en y ralliant sa propre curiosité et trouver une source inespérée de fantasmes, comme il peut être tenté de répondre ça ne veut rien dire du fait d’une certaine candeur, d’une étroitesse d’esprit ou bien sûr d’une trop grande affinité avec cette chose qui l’atteint de plein fouet et qu’il ne peut contenir qu’au prix d’un déplacement incessant de son attention.
Ce jeu de l’endroit et de l’envers se retrouve finement mis en scène dans le roman de Georges Flipo " Le vertige des auteurs ". A commencer par le vertige, cet éblouissement de la pensée fait de désirs impatients et de mystérieuses aspirations pour lesquels des hommes sont prêts à tous les renversements, à toutes les métamorphoses. C’est dans cette spirale de transmutations qu’est entraîné le héros de cette histoire dès lors où, lâché par ses pairs, il entreprend de partir à la conquête de ses rêves de vie. En l’occurrence, être un écrivain, quelqu’un hors du commun, puissant, envoûtant, doté de mystérieux pouvoirs, quelqu’un capable de résister au temps, d’être statufié. Seulement pour être viable, l’entreprise d’écriture réclame une certaine rupture avec le rêve - ne serait-ce que pour profiter de l’expérience singulière du réveil - pour ne se laisser porter que par le souffle des Muses avec ce que cela implique comme nœuds, trébuchements, désordres et altérations.
Ici, le héros de cette expédition romanesque n’en a cure, son œuvre rêvée se construit sur sa seule foi et, occultant le fait que l’écriture se nourrit de rêveries, d’écoute flottante, d’échafaudages instables et de renoncements, il ne parvient à s’engager que du côté des apparences. Il n’a d’autre exigence que de vouloir jouir au plus vite de ses fantasmes, faire ça dans un monde où la chose lui appartiendrait totalement et exclusivement. Seulement voilà, ce monde-là reste désespérément vide d’une histoire à partager et ne subsiste en définitive qu’un pauvre hère virevoltant et s’enflammant devant son seul miroir. Au passage, les dessous du milieu sont férocement exposés à la vindicte des laissés-pour-compte et l’on pourrait se dire que tout cela est affligeant s’il n’était question que de griefs et de rancunes mais Georges Flipo parvient à entraîner le lecteur - auteur en devenir - dans une ronde qui l’intéresse et le préoccupe suffisamment pour qu’il puisse dépasser la répulsion et se sentir éclairé sur ses propres turpitudes.
Un voyage déchirant au cœur de l’espérance littéraire.
Le vertige des auteurs de Georges Flipo aux Editions Le Castor Astral, 273 pages, 15 €