Cadavres
Franck Garot
Il a entassé les cadavres. Il les a comptés : quatre cent vingt-cinq. Pourtant, il avait dit un par jour, pas plus. Un moyen comme un autre de compter les jours qui passent depuis cette catastrophe. Quatre cent vingt-cinq donc, en à peine cent jours. Il serait cependant bien incapable de dire exactement le nombre de jours. Quatre-vingt-quinze, quatre-vingt-dix-huit, cent seize peut-être. Qui sait ? Ce dont il est sûr, c’est qu’il a passé les cinquante-huit jours. Tiens, cinquante-huit, comme mon âge, avait-il noté. D’ailleurs, c’est depuis ce cinquante-huitième jour qu’il a accéléré la cadence. Il en était déjà à trois cadavres quotidiens. Quatre, puis cinq, huit maintenant. Sans aucun remords. Dans ses moments - rares - de lucidité, il avoue avoir un peu honte. Puis qui s’en soucie ? Un de plus, un de moins... Sauf qu’on ne peut plus circuler dans le garage. Le sol se recouvre d’une couche poisseuse et noirâtre : la chape boit le rouge qui s’échappe des cadavres et qui sèche lentement. L’odeur devient intenable. Les centaines de cadavres, ça prend de la place, fussent-ils des cadavres de bouteilles. Les litrons de rouge qu’il s’enfile chaque jour depuis son licenciement.
Cette mise à la porte, il l’avait vécue comme la fin du monde, son monde. Trente ans de boîte, ça pesait pas lourd face aux trente pour cent de marge qu’exigeaient les actionnaires. Il a vidé ses comptes, oh pas grand-chose, juste de quoi acheter huit cent sept litres de vin, qu’il prévoit de boire. Trois mois qu’il picole tout seul comme un con dans son vieux pavillon qu’il ne tardera pas à perdre, comme le reste. Enfin, s’il n’a pas crevé avant. Parce qu’à ce rythme, ça ne traînera pas. Il pense à ces salopards qui viendraient saisir sa baraque. La tronche qu’ils feraient quand ils verraient ces cadavres, quand ils comprendraient qu’il faudrait les apporter au container de recyclage à l’entrée du lotissement. Et quelle tronche ils feraient en voyant le sien, de cadavre, pendu au-dessus de cette montagne de verre ! Ah, les cons ! crie-t-il, avant que la toux n’interrompe ses pensées alcoolisées. Et d’ouvrir une autre bouteille pour boire à la santé des cons.
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