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29 juin 2009 1 29 /06 /juin /2009 18:05

Si la discussion sur " la maladie " se poursuit entre Gilbert Marquès et Ysiad dans les commentaires, Yvonne Oter de son côté, revient sur le propos par le biais d’une attachante histoire…

 

 

Une maille à l’envers, une maille à l’endroit

 

 

Quatre rangs de point mousse sur quatre-vingt deux mailles puis dix-neuf centimètres en jersey endroit. Je n’aime pas le point mousse ; c’est monotone, il faut tordre la maille du rang précédent puisqu’elle ne se présente pas naturellement, le travail avance lentement, on ne voit pas grandir l’ouvrage. Puisqu’il en faut quatre rangs, allons-y, ce sera vite fini. Après, le jersey. Ca, j’aime bien, le jersey. On utilise des aiguilles plus grosses, le tricot monte plus rapidement, on voit mieux le résultat. Ce que je préfère, ce sont les rangs envers. Les mailles de l’aiguille gauche semblent se présenter toutes seules sur l’aiguille droite qui n’a plus qu’à accueillir le fil comme il se présente, sans réfléchir, sans effort apparent. Les rangs envers sont reposants pour les mains comme pour l’esprit.

 

Il fait doux, ce matin. Pas encore le plein beau temps mais un petit air de printemps qui fait chaud au cœur. Mon moral remonte en flèche avec la colonne de mercure.

Déjà le fait de pouvoir enfin recommencer à tricoter m’a fait un bien fou. Après avoir cru que c’en était fini, j’éprouve une immense joie à manier les fils et les aiguilles. Pour celles qui connaissent le plaisir de manipuler les matières un peu sensuelles qui s’enroulent et prennent vie autour de deux aiguilles dociles entre des mains passionnées, le tricot devient un art de vivre, de penser, de se réaliser. C’est un bonheur solitaire que l’on ne peut partager qu’à la fin de la réalisation, quand on peut le faire admirer par les non initiés.

 

Attention ! Je dois compter mes diminutions car j’arrive aux emmanchures. Rabattre trois mailles tous les deux rangs. Puis deux fois deux mailles. Puis trois fois une maille. Continuer tout droit sur les soixante-six mailles restantes.

 

Juliette sera jolie dans ce pull. Cela m’a étonnée qu’elle choisisse une couleur de laine aussi foncée. Bordeaux sombre, pour une petite fille de trois ans, cela peut surprendre. Mais, venant d’elle, j’aurais dû m’y attendre. Je sais que je ne suis pas neutre dans mes jugements puisque je suis sa grand-mère, mais je crois ne pas me tromper en pensant que c’est une gamine assez exceptionnelle pour son âge. Elle manifeste une personnalité très précoce et des goûts déjà très tranchés à tous propos. Elle n’est pas en avance au niveau langage, ce qui ne l’empêche pas de faire comprendre véhémentement à son entourage qu’elle a des avis sur beaucoup de choses et qu’on a intérêt à en tenir compte. J’espère vivre assez longtemps pour la voir avancer dans la vie et savoir comment ce fichu caractère va évoluer au fil des années. Parce qu’elle n’est pas facile à vivre, la Juliette. Elle est câline, elle est tendre, elle est affectueuse, attachante, amusante. Elle me fait souvent fondre lorsqu’elle me regarde avec ses grands yeux pleins de chaleur et qu’elle murmure " Mamy, on s’aime ? ". Mais Juliette peut aussi devenir quelquefois orage, colère, tempête, furie, déchaînement, noirceur, enragement, quand elle se sent contrariée de manière injuste. Gare alors aux dégâts !

 

Aïe… Il y a un nœud dans ma laine. Les fabricants n’arrivent jamais à boucler la fin d’une grosse bobine en dehors des pelotes qu’ils nous vendent. C’est le genre de choses qui m’agacent ! Maintenant, je dois défaire un demi rang pour pouvoir couper le fil et faire un raccord discret. C’est d’autant plus énervant que j’approche de l’encolure où je devrai de toute façon couper et raccorder mes morceaux de laine. Et puis rentrer les brins de manière la plus invisible possible. Bon, c’est dit, c’est fait, c’est oublié. Je râle surtout parce qu’un incident pourtant anodin m’a sortie de mon ronron intime et bienfaisant.

 

Juliette n’avait que quelques mois quand j’ai appris que je souffrais d’un cancer du sein. J’étais encore à la joie d’être grand-mère d’une petite fille, la première fille de la famille puisque je n’ai eu que des garçons et que le premier de mes petits-enfants était aussi un garçon. L’annonce de la maladie m’a prise par surprise en plein bonheur. L’image tellement éculée du coup de bâton sur la tête a pris pour moi une réalité et une consistance bien peu réjouissantes. Le coup de poing dans l’estomac aussi. On le reçoit pour de bon. On le sent dans toute sa violence physique. La preuve, c’est que je suis restée plusieurs jours sans pouvoir rien avaler. Même pas le verdict médical qui fut très dur à digérer. Allez savoir pourquoi, je me croyais très forte et je me suis retrouvée plus faible moralement qu’un bébé de trois mois qui gazouillait dans son berceau en m’envoyant des risettes à travers des bulles de salive.

Pendant le lent purgatoire des traitements pénibles et variés, les sourires de Juliette m’ont guidée vers la guérison. C’est que je voulais la voir grandir, moi, cette gamine. On ne m’avait pas fait un si merveilleux cadeau pour m’empêcher d’en jouir ! J’avais le droit de profiter pleinement de cette enfant pendant de longues années encore sans menace suspendue au-dessus de ma santé.

Quand je rentrais nauséeuse, épuisée, découragée, d’une triste séance de chimiothérapie, je contemplais la petite et les nausées s’atténuaient. Après la chirurgie, heureusement non mutilante mais pourtant douloureuse, les exercices de kinésithérapie me semblaient moins pénibles si l’enfant me souriait et me parlait ses premiers areuhs à ce moment. La radiothérapie, insidieuse, pleine d’un poison invisible qui me brûlait la peau et le corps, dont j’avais si peur parce que je ne pouvais pas la toucher, ni la voir, ni la sentir, je l’ai supportée, je l’ai subie, je l’ai tolérée avec le soutien de Juliette.

Et quand tous les traitements ont été terminés, quand les résultats des examens sont redevenus normaux, quand la menace s’est enfin éloignée, que je me suis retrouvée dite guérie, ou en rémission, suivant le degré d’optimisme des différents médecins, j’ai regardé Juliette. Elle marchait maintenant, elle commençait à articuler quelques mots, elle avait sorti de merveilleuses petites dents, elle mangeait de la soupe, des panades, des aliments solides, elle s’occupait avec ses premiers jouets éducatifs, ses cheveux s’étoffaient, ses membres s’affinaient, elle était passée de l’état de " bébé " au stade de " petite fille ", je l’ai regardée et j’ai pu me dire que je n’avais rien perdu de ces mois où un enfant connaît tant de transformations, de ces mois où tout évolue si vite, de ces mois, surtout, qui ne reviennent jamais. Et j’ai été pleinement heureuse.

 

Ca y est. Le dos est fini. Je ne sais pas encore si je vais en faire un pull ou un gilet. Dans le doute, je vais d’abord tricoter les manches. J’aime bien, les manches. On fait les augmentations, ce qui paraît fastidieux au départ puisque plus on va, plus on a de mailles, mais quel bonheur lorsqu’on arrive aux diminutions de voir s’arrondir l’ouvrage prêt à s’ajuster au corps de l’ouvrage. Pull ? Gilet ? Avant de tricoter le devant en un ou deux morceaux, je crois que je ferais bien de demander l’avis de ma petite-fille. Au cas où elle aurait une opinion sur la question.

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commentaires

J
Il faut être une grand-mère pour écrire des choses pareilles et il faut être un grand- père pour les comprendre totalement. Magnifique, ton texte, Yvonne, où la grand-mère, sortant du tunnel, retrouve avec une grande acuité les petites joies simples qui font tout le sel de la vie : les rapports privilégiés entre les grands-parents et leurs petits-enfants.  
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C
un très beau texte, très émouvant...c'est bien vrai que la Vie est toujours la plus forte...
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Y
Un beau texte sur l'affection, dans le double sens du terme.
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L
Une histoire douloureuse et délicatement traitée puisque le thème central est l'humain face à la maladie, une sorte de hantise ou d'obsession de la mort que l'écriture de ce beau texte aurait pour fonction d'exorciser.Il est certain que celui qui n'a connu la maladie ne peut bien en parler, car il est souvent sourd et aveugle à l'égard de celui qui souffre : la maladie n'est pas du domaine de la promenade académique. Aussi, quant à son tour, son propre destin est en jeu, alors, là seulement, il est capable d'entendre la douleur de l'autre, car il pressent comme une sorte de rhumatisme.Mais je ne m'éterniserai pas danvantage, Yvonne de mon coeur, car c'est un sujet que j'évite au maximum, et pour de multiples raisons. Et je n'aurai que ces modestes mots : "Aimons-nous vivants !" et hâtons-nous de rire, car le temps presse...
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