Le capitaine Alvarez et l’équipage du Pythagore sont au repos quelque part dans un port Méditerranéen. Un autre navigateur fait escale ce soir au café. Il nous raconte à son tour la mer et comment dans le tumulte des vagues il aime faire émerger des histoires …
L’Histoire d’une Histoire : la Mer.
par Claude Bachelier
C’est l’Histoire d’une Histoire. Celle que le Papet veut écrire pour son Petit Soleil. Et comme à chaque fois que le Papet veut écrire une Histoire pour son Petit Soleil, il s’installe à son bureau, prend son beau stylo noir, celui avec une plume en or et se met à chercher le premier mot de l’Histoire pour son Petit Soleil. Mais le Papet n’est pas un écrivain, même s’il aime écrire : aligner des mots sur une feuille blanche, inventer une histoire est pour lui une des plus belles choses au monde. Surtout quand il s’agit d’écrire une Histoire pour son Petit Soleil. Alors, quand il écrit, le Papet, il est sérieux, il se concentre, il réfléchit. Parfois, il se concentre tellement qu’il a l’impression que de la fumée lui sort de la tête. Mais quand les mots naissent de sa plume en or, quand les phrases surgissent sur la feuille de papier, alors il sent le bonheur s’insinuer en lui, un bonheur simple, tranquille, un bonheur à l’état brut. En fait, le bonheur, c’est ça, un état naturel, sans d’autre prétention que celle d’exister.
Ce jour-là, c’est de la Mer que le Papet veut parler à son Petit Soleil. Parce que la Mer, il faut dire que le Papet là connaît plutôt bien. Oh, il n’a rien d’un grand navigateur, le Papet, mais s’il connaît bien la Mer, c’est surtout parce qu’il l’a beaucoup aimée. Et qu’il l’aime encore aujourd’hui. Et qu’il l’aimera jusqu’à la fin.
Mais voilà, écrire sur la Mer n’est pas une chose facile. Il y a tellement de gens qui ont écrit de si belles choses que le Papet n’ose pas trop se lancer. Pourtant, il ne saurait renoncer et il écrira une Histoire pour son petit Soleil, avec ses mots à lui, des mots qu’il ira chercher dans sa mémoire et dans son cœur.
Parce que la Mer, c’est plus que de l’eau. La Mer, c’est la vie, c’est l’aventure. C’est aussi le rêve, l’utopie, parfois l’illusion. Et lui, le Papet, a souvent passé de longs moments à là regarder, à l’écouter, à là sentir.
Alors, écrire une Histoire pour son Petit Soleil ne sera pas pour lui très difficile. En tout cas, dès l’instant où il aura trouvé le premier mot de cette Histoire. C’est toujours la même chose, le premier mot, la première phrase se font toujours attendre, et souvent, le Papet est saisi par le doute, parfois par l’angoisse. Heureusement, il y a toujours cette petite voix intérieure qu’il redoute et espère en même temps. Cette petite voix intérieure qui lui ouvre la voie, qui fait aussi le tri dans tous les mots qui se croisent et s’entrecroisent dans la tête du Papet. Elle l’aide aussi à se frayer un chemin dans sa mémoire, en lui évitant de se prendre au sérieux. Et ça, le Papet, ça lui va bien, car s’il a bien une crainte dans la vie, c’est bien de devenir quelqu’un de sérieux, avec un col dur et des décorations ! ! !…
- Eh, Papet, la Mer…
Là revoilà cette petite voix, et loin d’en être agacé, le Papet est tout heureux de là savoir près de lui, veillant au grain et à l’Histoire qui lui, le Papet, doit écrire pour son Petit Soleil.
Elle s’appelait " la Coquette des Mers ". Le Papet ne se souvient plus bien si c’était un chalutier ou un voilier, si elle naviguait sur les océans ou si elle pataugeait dans le bassin d’un jardin public. Mais ce dont il se souvient, c’est qu’il s’était embarqué à bord de ce bateau comme passager clandestin. Il avait repéré les allées et venues des marins, des hommes tout habillés de bleu, jusque dans la casquette, une casquette de marin, avec une visière et un cordon. Et que même son Papa, qui n’avait rien d’un marin, en avait une. Le Papet aurait bien voulu avoir la même. Mais sa tête était trop petite, ou la casquette trop grande. Et puis à quoi bon porter une casquette de grande personne alors que l’on est encore un enfant ? Le Papet trouvait cela injuste et déjà, il se cabrait. D’autant que des enfants marins, cela existait : on les appelait des mousses. Il y avait même une école pour eux. Mais malgré cela, ils n’avaient pas le droit de porter une casquette bleue avec une visière et un cordon.
Cela lui a donc été facile d’embarquer à bord de la " Coquette des Mers ", d’autant qu’il avait tout prévu, y compris la nourriture. Dans un sac de toile –comme les vrais marins-, il avait emporté du pain, du chocolat, du sucre et un camembert. Il avait lu quelque part qu’il y avait plein de vitamines dans le fromage… Il s’était caché au milieu de grosses ficelles qui servent à attacher le bateau quand il est au port. Heureusement, il savait, lui le passager clandestin, que ce qui retenait un navire au quai ne s’appelait pas des ficelles, mais des aussières ! Il n’y a que ceux qui restent à terre qui peuvent appeler ficelles des aussières ! Et surtout pas un marin, un vrai… C’est donc au milieu d’une énorme aussière que le Papet attendait que la Coquette des Mers appareille vers le large. Il savait bien qu’il serait forcément découvert, mais une fois au milieu de l’Océan, les marins du bord ne pourraient pas le renvoyer à terre. Tout au plus, le capitaine le mettrait aux fers, au fond de la cale. Même s’il redoutait quelque peu le voisinage des rats, le Papet s’était forgé un moral à toute épreuve, et il savait que le capitaine, voyant qu’il n’était pas un pirate puisqu’il n’avait ni bandeau sur l’œil ni jambe de bois, finirait par le délivrer et l’engager comme mousse. Il laverait le pont avec une brosse et du savon ; il monterait au grand mat pour aider à carguer les voiles en chantant " hisse et ho " avec les autres matelots ; il ferait le quart dans la hune par tous les temps et, la journée finie, il irait dormir dans un hamac. Ce serait quand même autre chose que la vie monotone du collège…
Une fois sortie du port, la " Coquette des Mers " se mit aussitôt à tanguer. Et le Papet, coincé qu’il était sur la plage avant, n’osait plus bouger. La Mer était grosse et l’embarcation bien petite : elle plongeait dans les vagues qui aussitôt la rejetait parfois si fort que le Papet avait l’impression qu’elle était envoyée dans les airs. Mais c’était pour retomber dans un grand fracas d’écume et dans un bruit effrayant. Le Papet était bien seul sur le pont, tous les marins étant rentrés. Il était trempé, frigorifié et pour tout dire il commençait à avoir peur. Si jamais une vague, plus grosse que les autres, déferlait sur le pont de la " Coquette des Mers ", il savait, lui le Papet, qu’il serait irrémédiablement emporté à la Mer et disparaîtrait à tout jamais. Dans bien des livres qu’il avait lus, des marins passaient par-dessus bord et périssaient, noyés. Cela lui avait semblé normal, en somme, une belle mort pour un marin. D’ailleurs, n’avait-il pas écrit, dans le testament laissé à l’attention de ses parents sur la table de la cuisine, le matin de sa fugue, que s’il venait à mourir, il exigeait que son corps soit rendu à la Mer… Mais là, c’était différent puisque, passager clandestin, personne ne saurait où il se trouve. Ses parents, sa famille, personne ne saurait jamais ce qu’il est devenu. Ca ajoutait à sa peur, au Papet, et les larmes se mêlaient à l’eau salée des vagues. Même fugueur, même passager clandestin, le Papet n’était alors qu’un enfant, à qui il manquait la main rassurante et protectrice de son père…
Mais le Papet se réveilla brusquement : il s’était endormi et en fait d’embruns, c’était de grosses gouttes de sueur qui ruisselaient sur son visage. Il faut dire qu‘il faisait très chaud dans ce bureau et sans même s’en apercevoir, il s’était assoupi.
- Et bien, Papet, lui susurra, moqueuse, la petite voix intérieure, on somnole ?
Vexé d’être surpris en flagrant délit d’endormissement, le Papet se redressa le plus dignement possible. Mais comment être digne lorsque l’on se réveille ainsi, les yeux pleins de sommeil, le visage inondé de sueur, et un peu de bave aux lèvres ? Le Papet s’épongea du mieux qu’il pût et, bien décidé à ne plus se laisser surprendre, il se remit à la recherche des mots pour l’Histoire qu’il doit écrire à son Petit Soleil.
Comment lui écrire qu’il n’y a rien de plus beau au monde que la Mer ? Comment lui écrire qu’avec Elle, on peut tout imaginer, on peut tout rêver et que jamais l’on s’ennuie en sa compagnie. Mais, même si cela est ce qu’il y a de plus vrai, il y a bien des chances pour que le Petit Soleil ne s’en contente pas. La Mer, c’est beau, d’accord, les poètes l’ont écrit, chanté. Mais cela ne fait pas une Histoire !… En tout cas, pas une Histoire pour le Petit Soleil !
Alors, le Papet ferme les yeux. Mais là, il ne dort pas, bien au contraire : il n’a jamais été aussi éveillé. Parce que pour lui parler, à la Mer, il faut être conscient, avoir l’esprit clair. Après tout se dit le Papet, si je veux parler de la Mer à mon Petit Soleil, il faut mieux m’adresser directement à Elle. Je suis certain qu’Elle me répondra, on a passé tellement de bons moments tous les deux. Il faut dire que le Papet a vécu beaucoup de mois et même des années avec Elle. Il savait –et il le sait encore- qu’Elle était quelque peu volage, sans doute et même très certainement infidèle. Mais quelle importance ? Alors, dans sa tête, le Papet est retourné vers Elle. Il a marché longtemps sur la plage de sable blanc, se laissant rattraper par Elle, pour mieux là sentir venir, puis se dérober ; il a sauté de rocher en rocher comme s’il avait voulu que les vagues l’emportent ; il s’est assis sur la falaise, face au vent, pour mieux là regarder. Elle est toujours aussi belle, aussi désirable, et pour tout dire, encore plus belle, encore plus désirable qu’avant. Le Papet, émerveillé comme au premier jour, n’ose rien dire, n’ose rien demander. Il se contente d’attendre, parce qu’il sait qu’avec Elle, il n’est nul besoin de parler pour l’entendre. C’est le Vent, son inséparable compagnon, son complice depuis la nuit des temps qui a tapé sur l’épaule du Papet, lui soufflant qu’il fallait qu’il trouve les mots là où ils sont, c’est à dire dans sa mémoire et dans son cœur.
Il est ému le Papet, même s’il aurait préféré que ce soit Elle qui vienne le voir, qu’Elle lui dise qu’Elle sera toujours là pour lui, toujours aussi belle, toujours aussi désirable, malgré les avanies du temps et les outrages des hommes. Parce qu’il faut bien dire que ces hommes qui devraient veiller sur Elle avec autant d’attentions qu’à la prunelle de leurs yeux, ces hommes sont bien inconscients et égoïstes. Il faudra que lui, le Papet, il en parle à son Petit Soleil. D’ailleurs, c’est vrai, pourquoi faut-il que les hommes mettent toujours plus d’énergie à détruire, à saccager ce qu’ils devraient protéger et défendre ? Il y a là quelque chose de complètement fou et le Papet d’essayer de comprendre cette espèce de folie collective dont tout le monde parle et qui malgré tout continue. Mais entre ceux qui, pour justifier l’horreur, parlent de progrès, et ceux qui, pour là combattre, parlent de retour aux sources, le Papet est bien en peine de comprendre quelque chose ! Alors, quand il lit dans son journal que la Mer ressemble de plus en plus à une poubelle, le Papet est pris d’une sainte colère et il mettrait bien son armure pour aller ferrailler contre ces mécréants de la Vie ! Seulement voilà, le Papet n’a vraiment pas l’âme d’un guerrier et les foules en mouvement, tout comme les défilés du 14 Juillet lui donnent envie de rentrer dans sa coquille. Il sait bien, le Papet –et peut-être qu’un jour son Petit Soleil le lui dira- qu’il y a là une grosse contradiction dont il n’est pas spécialement fier.
- Mais oui Papet, intervient la petite voix intérieure, tu n’as pas réponse à tout et c’est tout à ton honneur.
- Tu as sans doute raison, lui répond le Papet. Il n’empêche que ce n’est pas très glorieux quand même !
- Allez, Papet, écris plutôt une Histoire pour ton Petit Soleil. Je suis certaine que ce que tu vas lui écrire lui donnera l’envie de la Mer, lui donnera l’amour de l’Océan. N’oublie pas, Papet, l’avenir, c’est le Petit Soleil. Ce que tu lui diras, ce que tu lui écriras de la Vie fera partie de tout ce qui construira son futur !
Cette petite voix intérieure qui sait tout agace un peu le Papet. Bien sûr, elle n’a pas tout a fait tort, mais il y a quelque chose d’un peu couard que de rester dans sa coquille.
Le Papet sait maintenant que l’Histoire qu’il va écrire pour son Petit Soleil sera une Histoire d’Océan. Une Histoire avec des vagues et du vent, donc une Histoire de liberté. Une Histoire avec des tempêtes et des orages, donc une Histoire de courage. Et quand les mots de l’Histoire pour le Petit Soleil apparaîtront sur la feuille blanche, alors ce sera une Histoire qui lui dira qu’il y a des rêves si beaux, si forts qu’il ne faut pas les laisser passer, mais au contraire qu’il faut les suivre, qu’il faut les vivre ! Parce que tous les rêves mènent à la Mer, donc à la Vie.