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7 novembre 2006 2 07 /11 /novembre /2006 22:45

 

Cela pourrait être à l’heure du journal télévisé, cette fiction de fin de journée mêlant les vivants et les morts, le réel et le virtuel, l’insolite et le sordide. Le regard est appliqué, l’oreille aux aguets. Des mots s’attrapent au vol, des images se fixent sur la rétine. Les bavures virevoltent entre deux volutes de nuit grave. Quelquefois l’effroi, les larmes, le dégoût. Faire le mort. Prendre le fou rire. Une saignée en direct, une amputation droit dans les yeux. Encore et encore. Combattre, mourir, porter la médaille. On appelle ça les sentiers de la gloire.

 

Le centième post est signé Magali Duru.

œ

 

Et tous les parfums de l’Arabie heureuse…

 

Le séquoia bien ciré de l’immense table ovale brille. Une cafetière en argent s’incline sur les tasses, l’une après l’autre. Dans une corbeille de porcelaine garnie d’un napperon amidonné circule un assortiment de viennoiseries toutes chaudes. La réunion commence à peine. Des sacoches en cuir fin sortent liasse après liasse fax et photocopies fraîchement imprimés. A l’odeur stimulante du café se mêlent les riches effluves des bagels et les fragrances des eaux de toilette. Luxueuses mais discrètes, comme il sied à des généraux cinq étoiles.

Le présentateur a la cravate bleue et le regard assorti des grands jours. Derrière lui, les puits de pétrole en torchère qui servent de fond d’écran depuis quelques semaines. Ensuite des hommes en kaki. Sous les casques, alternativement, des bruns frisés et moustachus, puis des crânes presque rasés aux traits nordiques. Un défilé de bombardiers fend le ciel. La Bourse, à présent, hoche la tête devant la lente décrue des valeurs. Quelqu’un zappe. Sur une autre chaîne surgissent les mêmes cartes d’un orient jaune sable et bleu Oman, zébrées des mêmes flèches rouges. De la cuisine arrivent des chuchotements de soupape, puis l’affolement d’une cocotte-minute. Elle couvre les commentaires du spécialiste des relations internationales, en exhalant le fumet de plus en plus reconnaissable d’un bœuf bourguignon relevé de laurier et de paprika.

Il va l’avoir. Les doigts du tireur se crispent, s’agitent. Il respire plus vite. Au coin de sa bouche, la bulle d’une mousse rose, qu’il aspire par à-coups. Le type caché va forcément se montrer. Tout sera dans l’anticipation, née de l’expérience. Tout sera dans la rapidité de ses mains agiles, l’acuité de sa conscience aiguë, prémonitoire du danger. Une silhouette surgit, enfin. La déflagration apparaît sur l’écran. L’homme se contorsionne, semble s’envoler, retombe, se remet à courir, escalade un mur. Il faut recommencer à le traquer. Les doigts du gamin s’affolent sur les manettes du jeu vidéo. Il psalmodie un chapelet rageur et jouissif de gros mots interdits. Une bulle éclate, dans un léger relent de fraise chimique : d’un claquement de langue, il remballe son Malabar. Derrière lui, sur la table du salon, un bol de chocolat chaud refroidit, dans une petite vapeur blanche aux senteurs familières de lait et de cacao.

Quand il sort de la salle de bains, elle est déjà couchée. Il se penche vers elle, l’attire à lui par le menton, goûte ses lèvres comme un vin. Framboise et épices. Elle se serre contre lui, s’agrippe à lui. Il ferme les yeux, hume ses cheveux, plonge dans leur nuit flamboyante traversée de musc et de vanille, goûte ce salé-sucré-crissant capiteux qu’il reconnaîtrait au bout du monde et qu’il va essayer d’emporter avec lui. Sur le dossier de la chaise, à côté du lit, attend une chemise bien repassée qui fleure l’assouplissant à la lavande. A la poignée de la fenêtre entrouverte se balancent sur un cintre la veste et le pantalon d’uniforme, juste au dessus du paquetage réglementaire. La brise fait palpiter l’odeur rêche du tissu neuf.

Une marmite de riz bouillonne. Autour et au-dessus, les mouches tournoient, par centaines. Au-delà d’un petit mur de pierres sèches, dans quelque chose d’indéfini qui n’est ni champ, ni friche, ni désert, un tank, immobilisé, tourelle pointée vers le ciel.

Au pied du petit mur, deux hommes étendus. L’un, en uniforme, pratiquement décapité. Une mare noire englue le cou, la veste, la terre devant lui. L’autre, en tunique rayée, est à plat ventre, le nez dans une bouse. Les mouches montent et descendent du trou brun dans son dos.

Quelques Marines s’approchent à bonne distance des corps, regardent en silence puis font demi-tour, se penchent sur la marmite.

Le riz n’est pas cuit. Ils attendent.

Ici, ça pue la mort.

Magali Duru

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commentaires

G
Même avis que Désirée. Très beau texte, Magali. Toutes ces phrases courtes faites de mots justes nous font voir et sentir.  Bravo !
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D
Un très beau texte Magali qui dénonce par touches rapides bien des aberrations. L'allusion à la Bourse en tant de guerre est fort juste, hélas.
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