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6 juillet 2006 4 06 /07 /juillet /2006 18:18

 

Cette nouvelle de Patrick ESSEL a été publiée dans le numéro 27 de la revue "Les hésitations d'une mouche".  Elle fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles. 

œ

Cela a commencé par le cadre. Un décalage de quelques centimètres. Un coup sur la droite. Un coup à gauche. Une fois au dessus. Une fois par dessous. Voilà maintenant douze jours que ces incidents se répètent. Le matin je sors. Je vais là ou là, comme tous les matins sans passer par trente six chemins. Quand je me rends au travail je ne pense qu’à la tâche qui m’attend. Quand je vais au café, je m’assoie dans un coin, à l’écart. Je suis un homme discret, peu enclin aux démonstrations. J’habite un meublé de quelques mètres carrés bien tenus. A mon retour, le soir, j’observe cette chose tout à fait particulière, le cadre n’est pas exactement à sa place. Je ne constate pas d’autres anomalies que cet infime espacement. Pas d’autres traces de dérangement. Pourtant quelque chose d’extérieur est entré. Quelque chose qui n’a pas de raison d’être et qui pourrait, si je n’y prenais garde, bouleverser une multitude d’autres choses.

Par exemple, une semaine après le début de cette affaire, c’était un vendredi, j’ai dû interrompre mon travail pour répondre à un coup de téléphone urgent. D’ordinaire on ne m’appelle jamais vu que mon métier ne requiert aucun contact avec l’extérieur et qu’en dehors je ne fréquente personne. Je ne sais pas qui était à l’autre bout. J’ai entendu un raclement de gorge et j’ai dit, je ne comprends pas. On a raccroché. Je suis resté suspendu au combiné à chercher une explication. Il y avait ce bruit tut … tut … tut … tut … tut … Au bout d’un moment le chef est venu me dire il faudrait vous secouer un peu les puces mon vieux. Le chef, c’était la première fois depuis mon entrée dans l’usine qu’il me rappelait à l’ordre. En rentrant, ce soir là, j’étais plus fatigué qu’à l’habitude et j’aurais bien voulu aller me coucher tout de suite après avoir remis le cadre en place ; or voilà que je trouve mon lit à moitié défait. Normalement, je ne sors jamais tant que tout n’est pas complètement en ordre dans le studio. Je fais ça automatiquement, sans même y penser. Il ne m’est jamais arrivé de m’absenter en laissant traîner quelque chose. Ceci étant, on dit que cela peut arriver.

J’ai passé une très mauvaise nuit. Sans presque dormir. Au matin, le cadre avait viré d’un bon décimètre sur le côté. Je ne discute pas cet état de fait. J’observe simplement que de mon lit j’ai une vue sur tout le studio et que l’on ne pourrait rien faire sans que je ne le voie. Quant à mes oreilles, elles sursautent au moindre bruissement. Alors …

C’est en réajustant le cadre que j’ai entendu marmonner dans mon dos. Bien sûr les cloisons du studio ne sont pas très épaisses, mais quand même. Ça disait tu l’a vu ? Tu as vu sa tête ? Ma tête ! Heureusement, j’ai un miroir. Juste en face du cadre. Je me suis planté devant et j’ai tout inspecté minutieusement. D’abord les yeux, les yeux c’est toujours ce qu’on regarde en premier, n’est-ce pas ? Les yeux n’avaient rien. Les cils, les sourcils, les paupières non plus. J’ai lorgné sur la bouche, je l’ai ouverte, en grand, j’ai fait passer lentement la langue sur les lèvres puis je l’ai rétractée, tout au fond pour bien voir chaque portion de l’intérieur. Rien. J’ai sondé les rides une à une, celles de la chance, celles du cœur et celles des fatalités. J’ai parcouru le nez, écartant l’extrémité des narines avec l’ongle de l’index, puis le menton, le front, les joues et les oreilles. Pour rien. Je n’ai rien remarqué. Pas un seul point noir.

Dans mon dos ça a remis ça.

Cette fois, j’ai écarquillé les yeux de toutes mes forces et j’ai consciencieusement malaxé la peau des sinus et celle des tympans pour bien stimuler les pupilles.

Ça m’a pris dix bonnes minutes avant de trouver. C’était sur le profil droit ! La joue droite plus exactement ! Elle était truffée de petites alvéoles à moitié bouchées. Des tas de petites cavités, minuscules, inconsistantes, dérisoires. Avec une épingle, j’en ai vidé une au hasard. Pouah ! Ça empestait la pire odeur de ma vie !

Mais voilà que depuis trois jours les trous se creusent et s’élargissent. Certains ont grandi à tel point qu’ils s’agglomèrent aux autres et forment des espèces de petits réduits. L’autre matin j’ai essayé d’en colmater quelques uns en les bourrant de salive et en pressant du bout des doigts la peau tout autour pour que ça reste bien dedans. J’ai une salive très épaisse, presque gélatineuse et bon, cela aurait dû suffire. Et bien non ! Des bulles ont commencé à jaillir de tous les côtés et je me suis mis à éternuer comme si j’avais un gros rhume.

J’ai du mal avec les rhumes. Très vite j’ai les narines pleines de boursouflures et les yeux gros comme des oignons. Je me suis préparé un thé du pays. Bouillant et très sucré. Pendant qu’il infusait, j’ai remis deux ou trois choses là où il fallait. Dans mon dos ça disait, il ne pourra pas y changer grand chose, c’est pas comme cela que ses affaires vont s’arranger, a-t-on jamais vu un pareil bric-à-brac ?

Je me suis retourné brusquement, j’ai fais un pas, non deux, et j’ai crié, écoutez maintenant … puis j’ai ravalé ma langue et répété bien plus bas attendez, écoutez … écoutez voir … je n’ai rien dit d’autre. Rien. A cause du cadre. En plus d’être tout de travers il était … je veux dire, il y avait cette déchirure qui partait du côté droit et qui allait jusqu’au centre. Oui, il y avait cela. Je suis resté planté devant, muet. Plus de bouche. Plus de langue. Pas de mot. Pas d’idée. Pas de discussion. Pas même la force de dire non c’est impossible, c’est incroyable, incroyable. J’ai senti un craquement dans ma tête, pas un bourdonnement ou un grincement non, un vrai craquement. Je me suis tordu en deux pour éviter que des débris ne s’entrechoquent. Et j’ai attendu comme ça, tordu, complètement tordu.

Bien après, peut-être après cinq ou six heures d’immobilité, un peu de souffle est revenu. Un peu de lumière et de formes aussi. J’ai mis des gants de ménage, pris le balai et des chiffons, un grattoir et de la javel, de la colle, des punaises et des sparadraps. J’ai nettoyé, raccommodé et redressé tout ce qui en avait besoin. Ça m’a tenu jusqu’au soir. Jusqu’à ce que ça reprenne de l’autre côté, plus insistant encore. Dis donc, il nous chambarde tout le vieux fêlé, faudrait lui dire une bonne fois qu’il n’a plus rien à faire ici, ouste, qu’il arrête de traîner dans nos pattes.

Et brusquement, il n’y a plus rien eu à voir. Le cadre s’était volatilisé. Le miroir désagrégé. Moi-même, je n’y étais plus. Et il n’y avait rien à ma place. Rien que le souvenir d’un lit défait, d’une saleté de fissure et le bruit de leurs voix.

Je ne veux pas d’histoires. S’il le faut, je veux bien que l’on enlève toutes ces humeurs qui traînent dans le studio. Je n’ai rien à faire de tout cela. S’il le faut, je peux tout oublier.

Vous comprenez monsieur, moi je veux juste remettre les choses bien à leur place et vivre en bonne entente.

 

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commentaires

J
Chronique d’une décomposition annoncée. D’abord les repères se décalent, puis la pensée se délite et le corps se corrompt et disparaît, ne laissant que quelques  humeurs et le souvenir d’une charogne. Encore un beau texte pour réfléchir sur la mort
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