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Pauvre Martha ! Elle devait être morte depuis longtemps maintenant. Tout s’arrêtait, forcément. Lui-même n’était pas loin de ne plus pouvoir souffrir l’indignité. Il riait en pensant à Martha. Il riait de ses convictions presque autant que de sa désespérance. Un jour, alors qu’il était invité à une fête de charité, il avait entendu un intellectuel expliquer du haut de la tribune officielle que la vie allait changer. Il affirmait que l’Histoire ne se répétait jamais, qu’elle ne faisait rien d’autre que bégayer et qu’en quelque sorte, les hommes devaient, s’ils voulaient s’arranger autrement de leurs déboires, prendre leurs destinées en main. Il se disait prêt à les aider dans cette tâche laborieuse et la plupart des gens l’avaient applaudi. Lui, s’était contenté de hausser les épaules et avait filé au bar sans plus attendre. Peu après, ayant fait le plein de vin, de saucisson et de conversations imbéciles, il était parti en catimini avec le triste sentiment que le bégaiement était décidément la forme la plus exécrable de la répétition.
Là, il gisait. Seul avec ses pensées, ses souvenirs et ses habiles arrangements. Pour les deux types, la cause était entendue. Le jeune continuait de le frapper à coups de pied plus ou moins vigoureux selon qu’il visait les parties charnues ou efflanquées de son corps. Il jouait avec lui comme d’un pantin, le retournant, l’écrasant, l’écartelant, lui ordonnant de crier, d’implorer ou de se révolter. Et tandis que l’inspecteur tout en joie, commentait l’action pour les collègues accourus en renfort, un commissaire à peine moins âgé que lui intervint brusquement et fermement pour que la chose se terminât au plus vite et sans incident majeur. Le jeune, qui n’avait sans doute pas fini de se dégourdir, fit valoir que la chose en question n’avait pas de réelle importance vu qu’il ne s’agissait - en l'occurrence précisa-t-il - que d’un ridicule petit vagabond aux origines indéterminées et qui sous une apparente docilité, s’était cru autorisé à avoir des vues sur leur société. L'inspecteur et toute la section d’intervention approuvèrent l'argument en frappant le sol du pied droit et en grognant abondamment.
Le visage du commissaire s’empourpra d’une espèce de rage noire et silencieuse. Il connaissait bien ses mulets et il savait que des rappels à l’ordre trop intempestifs ne feraient que les exaspérer davantage. Aussi, on aurait pu croire qu’il n’avait d'autre choix que celui de donner des ordres secs et brutaux, appropriés à leurs déchaînements. Seulement, il était visible qu’en donnant ces ordres-là, il se nourrissait avant tout du désordre établi. Et alors qu’il semblait incapable de mettre une distance entre lui et ce corps étranger qu’il voulait à la fois chasser et châtier, il croisa, en cherchant à regarder ailleurs, les yeux de fou de Marco Steiner. Ses yeux noirs, exorbités, asphyxiés par le sang, ne cherchaient pas de soutien, ne cherchaient pas non plus à s'agripper à quelque chose de familier, pas même à un point imaginaire qui aurait pu lui permettre de se détacher de la souffrance. L’homme gisait, mais ce n’était pas les coups qui le rendaient mourant, ni l’affliction, ni l’épouvante ou le renoncement, non, c'était comme si cette épreuve allait de soi, qu'elle était précisément attendue, comme si quelqu'un d'autre habitait ce corps et que cet autre consentait de bon gré à sa destruction.
à suivre …