Les Inattendus 2008 nous emmènent au large avec Suzanne Alvarez et deux de ses aventures couronnées par les lecteurs de Mot Compte Double, du blog de Magali Duru et bien sûr par les habitués de ce café… Pendant le voyage vous pourrez également vous laisser porter par le Angie des Stones, si cher au capitaine…
Pythagora
Au début, ils n’avaient eu qu’une idée en tête : fuir la Capitale où ils étouffaient depuis trop longtemps.
C’est ainsi qu’ils avaient atterri, un peu comme " cheveux sur la soupe " dans le quartier juif de Marseille pour tenir cette petite librairie. Et puis, quand, plus tard, le tabac et le loto s’ajoutèrent
à leur commerce, une idée nouvelle commença à germer dans leur esprit. Une idée qui n’allait plus les quitter : partir en mer ! Prendre le large ! Tout plaquer !
Bien sûr, pour concrétiser cela il fallait de l’argent, et même beaucoup d’argent. Alors, jonglant avec des sommes qu’ils n’avaient pas encore gagnées, ils commencèrent à faire des comptes où se mêlaient confusément recettes, dépenses, chiffre d’affaires et bénéfice.
Et ce fut au terme de huit années d’un travail acharné et grâce à cette ténacité à vouloir partir un jour qu’ils quittèrent le petit port de l’Estaque un matin d’avril, à bord de leur beau 38 pieds* en acier, un JNF38.
Immédiatement, le bonheur fut partout : il scintillait dans le bleu du ciel et dans les fentes jaunes du regard du chat vautré au pied du mât, il éclatait dans les rires de Carole, il frétillait dans les lignes de traîne, il tintait dans les glaçons des verres, ruisselait sous le halo de la lampe Coleman, s’infiltrait dans les coffres remplis à ras bord, rampait le long des coursives* et se mêlait au goût salé des lèvres desséchées.
Trois semaines, déjà, qu’ils avaient quitté la France. Trois semaines sans anicroche. Ils avaient caboté* de port en port pour s’amariner. Le temps s’était arrêté. Ils étaient libres ! Absolument libres !
Ils longeraient d’abord les côtes espagnoles. A partir de Gibraltar, ils tireraient droit sur le Maroc. Après, ce serait Madère où ils s’arrêteraient au moins un bon mois, et aussi les Canaries. Ensuite, les Iles du Cap-Vert. Puis la traversée de l’Atlantique et cap sur la Guyane. Après ça, on verrait bien.
La nuit était tranquille et douce. La faible houle venait heurter la coque du cotre* dans un clapotis bas et régulier. Une brise languide venait du large, apportant un entêtant parfum de marée.
- Alto ! hurla un porte-voix au moment où ils étaient sur le point d’accoster dans ce petit port de Tarragona.
Ils se regardèrent tous les trois, incrédules, mais n’obtempérèrent pas.
Carole et Anna se rapprochèrent l’une de l’autre et demeurèrent calées entre les winches, muettes et tremblantes de peur, condamnées à se taire, un projecteur de pont braqué sur elles. " Ils " les tenaient en joue, mitraillette au poing, à peine à un mètre d’elles, leur vedette adossée et maintenue fermement au voilier. Il y avait aussi cette grosse mitrailleuse posée sur cet énorme trépied au milieu d’eux et qui leur faisait face, prête à les pulvériser s’il le fallait. Et tout ce qui se déroulait devant elles leur semblait flou, hors d’atteinte, irréel. Combien étaient-ils ? Dix, douze peut-être ? Sans compter les trois en bas.
Celui qui paraissait être le chef accula Marc, le skipper du Pythagore, contre la cloison, dans le coin de la banquette, après que ce dernier eut étalé tous les papiers du bateau sur la table du carré.
- Où sont les drogues ? demanda-t-il dans un français impeccable, sur un ton doucereux qui laissait présager le pire.
- Je… ne… comprends pas ! bredouilla Marc, apparemment abasourdi par une suspicion aussi injustifiée.
L’autre sourit, mielleux et dubitatif tandis que ses deux acolytes fouillaient, retournaient les tiroirs, jetant rageusement à même le sol vêtements et objets divers. Souriant tels des forcenés, ils commençaient à démonter les vaigrages*.
Les hommes qui étaient en face d’elles donnaient l’impression d’être surnaturels, sans épaisseur. Alors, il sembla à ces deux femmes qui vivaient depuis toujours une relation totalement fusionnelle, qu’elles ressentaient la même impression : elles eurent au même instant l’horrible certitude que, remontant simultanément le cours de leur existence, elles étaient en train de revivre leur enfance dans ce pays qu’elles venaient de quitter. Avec l’effroyable sentiment qu’arrivées au terme de leur vie, elles étaient déjà virtuellement mortes.
On entendait la respiration de la mer.
Carole n’osa pas détourner les yeux pour regarder sa mère… Cette dernière, sous le coup d’une impulsion ou dans un sursaut qu’elle n’avait pu contrôler, avait détendu son bras qu’un raidissement soudain rendait affreusement douloureux.
Et cette réaction n’échappa pas à leurs geôliers. Les yeux de pierre roulèrent dans leurs orbites. Etait-ce le fruit de leur imagination ? Il sembla même à ces deux malheureuses qu’elles surprenaient un léger pivotement de leur corps. La jeune fille, pour montrer qu’elle était courageuse et qu’elle était capable de protéger sa mère coûte que coûte, resserra un peu plus son étreinte comme pour venir à son secours mais elle en profita surtout pour se blottir un peu plus contre elle.
A présent, une seule chose comptait pour elles : se maintenir en vie. Car ces mécaniques désincarnées, figées comme des automates, les yeux rivés sur le viseur de leur arme, semblaient incapables de sentiments mais capables du pire. Le moindre faux mouvement, la moindre distraction, et ils opéreraient à coup sûr en tir groupé. Les réduisant à un souffle, un rien.
C’est alors que, sans que l’on sût pourquoi, l’un de ceux qui se trouvaient sur le pont d’en face sembla être la proie d’un terrible doute. Sans quitter son arme, il sortit sa V.H.F portative de sa poche et parla longuement. Puis :
- Detenga todo !
Alors, les mitraillettes se posèrent, ceux d’en bas remontèrent. On défit les amarres, on remonta les pare battages*. Bref, on les planta là, les laissant impuissants, anéantis et défaits.
Après le départ de ces hommes, ils se regardèrent en silence, consternés devant l’étendue de toute cette pagaille qui régnait dans les cabines. Alors, ils s’inquiétèrent de savoir quelle heure il pouvait bien être. Il était plus de minuit. Marc ouvrit un sachet de soupe lyophilisée parce qu’ils avaient parcouru beaucoup de miles* dans la journée sans prendre le temps de se restaurer, et qu’ils pensaient avoir faim. Puis ils se mirent à manger en silence. Ensuite, ils rangèrent tout et se couchèrent sans avoir prononcé un seul mot.
Le lendemain, très tôt, alors qu’ils dormaient encore, une vedette de la Guardia Civil vint les trouver. Les militaires frappèrent contre la coque, poliment, et présentèrent leurs excuses : ils avaient fait une grosse prise de drogue à bord du bateau Pythagora qu’ils pistaient depuis six mois au moins, et dont une voix anonyme leur avait signalé le passage au port de Tarragona, non loin de leur voilier.
- Une méprise ! Une regrettable méprise ! dit le capitaine.
- La oscuridad …Un omonimo…Pythagora/Pythagore…
- Comprende ? renchérit un autre.
Non, ils ne comprenaient pas. Mais que pouvaient-ils faire ? Alors, sans plus tarder, ne voulant pas rester une minute de plus dans ce lieu qui, tout à coup, leur paraissait horrible, ils mirent le moteur en route, sans prendre le temps de hisser les voiles.
Leur colère de la veille, en même temps que leur amertume et leur désabusement, leur dégoût des gens et des choses, s’était dissoute dans un profond apaisement. Et cette soudaine liberté leur apparaissait comme un rêve et la nuit qui s’achevait, comme un cauchemar.
Alors chacun se laissa gagner par la contagion de l’allégresse. On se promit de fêter l’arrivée dans le prochain port, par une orgie de tapas dans le premier resto venu.
Ils entonnèrent en la massacrant, une vieille chanson de matelots. On aurait pu croire que toute une existence de bonheur était contenue dans cet instant, tant ils se sentaient à nouveau heureux de vivre. Un vent léger s’était levé, doux comme une caresse de fille. On hissa la grand voile et le foc*.
Ce fut juste après qu’une vague surgit d’un coup d’on ne sait où. Haute comme un immeuble. Elle vint heurter la coque avec une violence inouïe tandis qu’une autre submergeait le pont et les trempait de la tête aux pieds. Anna évita de justesse la bôme* qui allait l’assommer en changeant brutalement de direction. On venait d’empanner*.
Ils se regardèrent tous les trois, chacun cherchant du secours dans les yeux des deux autres.
S’acharnant à redresser la barre qui roulait entre ses mains, Marc cria ses ordres. Le foc était en train de se déchirer sous la fureur du vent qui venait de se lever. Il fallait vite affaler.
Puis on verrouilla tous les capots.
A l’intérieur le désordre était indescriptible. La radio surtout était inutilisable. Ils ne pourraient même pas signaler leur position, donner des nouvelles du large. Ils étaient seuls, complètement isolés.
Maintenant, soudés les uns aux autres derrière les hublots battus par un grain qui n’en finissait pas, ils observaient, impuissants, ballottés, et le souffle suspendu, la tempête qui faisait rage. Attendre. Il n’y avait que ça à faire. Et cette réclusion forcée, en même temps que la répétition de leur malheur, réveillait en eux tout une foule de regrets, enflammant leur douleur aussi sûrement qu’une rage de dents !
Pour Marc, le cauchemar recommençait, empoisonnait chaque goutte de son sang. Malgré tout, il lui fallait taire cette angoisse qui l’étreignait, ce mauvais pressentiment qui devait se lire dans ses yeux. Il fallait qu’il fît semblant d’être fort, au moins pour elles qui s’en étaient remises complètement à lui, à qui elles devraient leur survie. N’était-ce pas lui le capitaine, le seul maître à bord après Dieu ?
Alors, comme pour conjurer sa peur, il se saisit du paquet de fruits secs et commença une lente mastication…
Un grattement derrière eux les fit tous trois se retourner en même temps. De derrière le fouillis de la table à cartes, deux lucarnes jaunes apparurent. Le chat qui n’avait pas donné signe de vie depuis la veille vint d’un bond se lover contre eux. Marc savait par expérience que cette réapparition soudaine était le signe annonciateur d’une prochaine accalmie, tandis qu’il sentait monter en lui le baume de la délivrance.
Petit glossaire de la marine à voile
Tout lecteur n’est pas tenu de connaître parfaitement le vocabulaire utilisé par les marins lorsqu’ils communiquent entre eux. Aussi ai-je pensé que quelques explications s’imposaient…
*pied : mesure anglo-saxonne valant 12 pouces soit 30,48 cm.
*cotre : petit bâtiment à un mât et deux focs.
*vaigrages : revêtement intérieur de la coque.
*pare battages : défenses destinées à protéger des chocs, la coque d’un navire adossé à un quai ou à un autre bateau.
*mile : mesure anglo-saxonne valant 1,852 m.
*Guardia Civil : gendarmerie maritime espagnole.
*foc : voile triangulaire placée à l’avant d’un voilier.
*bôme : arbre de mât qui supporte la grand-voile.
*empanner : faire passer rapidement la grand-voile d’un voilier d’un bord à l’autre, au moment
du virement de bord vent arrière.
*caboter : naviguer le long des côtes.
*Detenga : Arrêtez tout !
*La oscuridad : l’obscurité.
*Un omonimo : un homonyme.
*Coursive : passage réservé entre les cabines, dans le sens de la longueur d’un navire.
Tous les mêmes !
Suffoquée par la violence de cette interpellation, Anna qui guettait la scène, planquée derrière le rideau d’un hublot du carré, demeura un instant le souffle court puis, recouvrant ses esprits, se remit à son ouvrage comme si de rien n’était, avant qu’il ne déboule, et pour ne pas qu’il vît son visage de gêne et de commisération. L’aiguille de la machine à coudre allait et venait en un beau point de zigzag, à travers le tissu rêche. Une belle qualité de toile qu’ils avaient choisie ensemble à Port Of Spain* pour la confection d’un nouveau taud* de soleil et de pluie.
- C’est encore elle qui trinque ! Cette fois-ci, je ne laisserai pas faire ça !
- Oh ! Ça… ne me fais pas croire que si la fille était moche, tu te précipiterais…
- Mais ma parole, tu es jalouse !
- Moi, jalouse ?...
Il ne l’écoutait déjà plus. Il avait sauté dans le youyou pour couvrir, à la rame, les quelques mètres qui séparaient Pythagore de " Petit Loïc II ".
- Tous les mêmes ! soupira-t-elle, en se replongeant dans sa couture, tandis que son imagination se fixait sur la petite blonde au visage meurtri qu’elle avait rencontrée quelques jours plus tôt, à la capitainerie du port de Chaguaramas* et qui, en ce moment, faisait encore les frais de l’autre brute.
- C’est votre mari qui vous a fait ça ?
- Oh !... Vous savez ! s’était-elle écriée dans un sanglot de souffrance. Puis, elle s’était ressaisie et était même intervenue pour prendre sa défense lorsque le fonctionnaire de la République bananière de Trinidad* avait voulu confisquer ses passeports et son carnet de francisation*, et tout ça, parce qu’elle avait eu l’honnêteté de déclarer Iris, la chatte de Pythagore, qu’il voulait mettre en quarantaine, malgré le carnet de vaccins en règle qu’elle lui avait fourré sous le nez.
- N’empêche que si elle n’avait pas été là cette pauvre fille, ce sale British t’aurait fait enfermer hein " ma Pépette " ! reconnut-elle, en s’adressant à la chatte étalée de tout son long sur le tissu bleu.
Le ton sur lequel elle lui avait dit : " Non, mais ! On vous a pas sonné ! Mêlez-vous de vos oignons ! " suivi d’un coup de pied dans la figure qu’elle lui avait balancé, à travers les filières du cata*, avait fait se dresser sur la tête de Marc, un épi comme la crête d’un oiseau irrité, en même temps que la marque d’un gnon au-dessous de l’œil. Quand il remonta sur Pythagore, Anna, à son air, eut comme l’intuition qu’il s’était mis tout à coup à haïr toutes les femmes. Il est vrai que jamais une telle aventure ne lui était arrivée.
Néanmoins, il sut se dominer et joua la décontraction sous un sourire bravache :
- Tu as bientôt terminé… Je sens que ce taud va être super… Elle est vraiment belle cette toile, tu ne trouves pas ! fit-il, palpant le tissu. Demain, je poserai les œillets* !
Et, comme elle ne répondait pas, il alluma une cigarette en même temps que la station de radio anglaise pour faire diversion, et afin de ne pas fournir à sa femme l’occasion d’une remarque.
La voix de Mike Jagger mourait, divine, sur ces derniers accents : " Angie, Angie, they can’t say we never tried "*.
Alors, elle se sentit tout à coup, peut-être à cause de cette voix et de cette musique dont ils étaient dingues tous les deux, envahie de douceur et de mansuétude :
- Et si tu m’aidais à le replier ce taud sublime ! lança-t-elle en relevant un peu la tête mais n’osant encore le regarder vraiment en face.
Un soulagement presque palpable se répandit autour de la table, où la lumière de la lampe Coleman faisait ressortir l’acajou du bois. Pendant qu’ils tenaient chacun une extrémité de la toile d’un bout à l’autre du carré, tirant par petites secousses chacun de leur côté, ils s’étudièrent l’un et l’autre avec une ombre de complicité dans le regard et se mirent à pouffer de rire.
*Trinidad : île des Antilles au large du Venezuela, qui forme, avec l’île de Tobago toute proche, un Etat membre du Commonwealth.
* Port Of Spain : capitale de Trinidad.
* Chaguaramas : haut lieu du bricolage nautique. On s’y arrête pour caréner, exécuter de gros travaux…
*francisation : reconnaître à un navire le droit de porter pavillon français en l’inscrivant au registre de francisation.
* taud : abri en toile imperméable tendu au-dessus de la bôme, pour protéger de la pluie et du soleil (quand on est au mouillage).
*œillet : bague métallique destinée à passer les cordages, pour tendre fermement le taud.
*cata : catamaran, voilier fait de deux coques accouplées. chanteur britannique du célèbre groupe de rock des années 60, les Rolling Stones.
*Mike Jagger : Angie, Angie, ils ne peuvent pas dire que l’on n’a jamais essayé.