En attendant Nouvelles en fête du 26 octobre prochain au Fontanil, voici quelques-unes des nouvelles étoilées par le jury de la douzième édition du concours.
Philippe Laperrouse, l’étoile du jour
64 ans. Retraité.
Nouvelliste depuis 2005.
Quelques menus succès dans les concours de nouvelles.
Trois recueils publiés à son actif.
Récemment passé à l’écriture théâtrale.
Amateur de foot et de dessins humoristiques
Site d’auteur : www.monpied.net
Un feu-follet
À l’époque de mes vingt ans, j’étais toujours prêt à m’enflammer pour n’importe quoi ou n’importe qui. Tant qu’il s’agissait d’un roman, d’une pièce de théâtre ou d’une une exposition, ce n’était pas trop grave. Le chef-d’œuvre suivant suffisait à me faire oublier le précédent. Je passais avec inconscience d’un enthousiasme à l’autre. Mais ma maladie dépassait le registre de mes découvertes artistiques.
Mes révoltes inoffensives se déchainaient à la moindre injustice sociale. Je trouvais absolument intolérables les brimades que subissaient des peuplades lointaines en proie à la guerre, la dictature ou la famine. J’ai failli m’envoler à vingt reprises pour rétablir l’ordre sur les plateaux d’Asie Centrale ou dans les forêts du Guatemala. Failli seulement, car une misère chassant l’autre, j’étais constamment plongé dans l’incertitude sur la cause qu’il convenait d’embrasser en priorité. Lorsque par inadvertance, je choisissais un engagement, j’étais vite rebuté par la complexité des détails. Le seul fait de mener des démarches compliquées pour obtenir un passeport et un visa à jour pour sauver des femmes battues au bout du monde m’ennuyait prodigieusement. Je passais avec soulagement à un autre combat contre les atteintes à la liberté des plus démunis.
Cet activisme donquichottesque, velléitaire et parfaitement inefficace s’étendait à de nombreux domaines. À chaque affaire de tripatouillage d’argent par des élus mal intentionnés, j’ambitionnais d’envahir l’Assemblée nationale ou le Sénat pour manifester mon courroux. Puis, je remettais à plus tard une telle aventure devant la violence dont je savais capable les forces de l’ordre.
Les atteintes à l’environnement me révoltaient. Devant ma télé, entouré de quelques solides amis, je n’hésitais pas à supporter bruyamment les défilés de protestataires qui trouvaient à redire à propos d’une ligne de TGV ou d’une piste d’aéroport nuisibles à la nature.
Bref, mon emploi du temps était particulièrement chargé.
Sur un plan plus intime, j’étais amoureux tous les trois jours. Dès qu’un regard clair et qu’une joue ambrée apparaissaient dans mon champ de vision, je formulais des projets brûlants dans les cinq minutes suivantes et une liste de mariage le lendemain. Une telle propension à la précipitation débouchait inéluctablement sur quelques déceptions ou quiproquos fâcheux, surtout lorsqu’une nouvelle flamme s’allumait en moi sans que j’ai pris le soin d’éteindre la précédente.
J’étais ravi de vivre à ce rythme infernal qu’une force obscure me poussait à entretenir avec obstination en dépit de multiples échecs. La plupart de mes initiatives à peine fomentées s’achevaient rapidement par un fiasco retentissant aux oreilles de tous, sauf aux miennes, puisque je me trouvais soudainement plongé dans une nouvelle aventure plus extravagante.
C’était pathologique et pathétique.
J’épuisais une à une toutes mes ressources d’exaltation. Je brulais mes propres ailes avec frénésie et jubilation. J’étais à la fois le pyromane et le paysage dévasté par les flammes qu’il allumait.
Le jour de mes vingt-trois ans, je fis mon premier burn-out. Enfin, plus exactement, un burn-in… Mon agitation compulsive m’apparut tout à coup dans toute sa médiocrité. Je fus comme sidéré par l’énergie que j’avais déployée à ne rien faire. L’homme que j’étais ressemblait à un champ de blé, ravagé d’un incendie inextinguible sous la forme de flammèches surgissant ici et là, s’éteignant aussitôt pour reprendre plus loin comme des feux follets qui se joueraient de l’effort des combattants du feu.
Il fallait que quelque chose se passe pour que ce gâchis cesse. Quelque chose comme une explosion qui me bouleverserait le cœur et obligerait mon esprit à se fixer sur une ambition stable.
Un samedi soir, ils étaient tous là, réunis autour de la table de restaurant que j’avais choisie pour honorer mon anniversaire. Il y avait Max, l’éternel étudiant qui avait pour seul souci de trouver la fac qui n’avait pas encore eu l’honneur de l’accueillir sur ses bancs. Sylvia qui s’annonçait fièrement architecte d’intérieur et se disait, tous les huit jours, sur le point de décrocher son premier client. Jean et Patrick, les apprentis rugbymen qui joueraient bientôt en Top 14, c’était certain. Monique et son copain Lucien, les musiciens de la bande qui passaient leur temps à fignoler leur premier disque, financé par un producteur à l’identité mystérieuse.
En les regardant rire et plaisanter, je me disais d’une part qu’ils étaient des personnages charmants, mais complètement inconséquents et que j’avais été, pendant des années, le premier d’entre eux. Dans cinq ans, ils seront tous agents d’assurance, contrôleurs à la SNCF ou assistante de direction en mettant les choses au mieux, c’est-à-dire en posant l’hypothèse qu’ils échappent à la case « Pôle Emploi ».
Ce soir-là, je me pris à penser à ma mère. Elle n’aurait pas manqué de remarquer que je passais enfin à l’âge adulte.
J’avais résolu d’attendre la fin du repas pour annoncer la grande nouvelle.
« J’ai une grande nouvelle à vous annoncer ! »
À cette interpellation, six cuillers se figèrent au-dessus de la soupe glacée de melon aux agrumes que j’avais sélectionnée en dessert. Max crut bon de persifler :
« Tu pars au Kenya pour sauver les bébés éléphants du fusil des ignobles trafiquants ! »
Lucien en rajouta une couche :
« Tu pars en stage de recherche de la sagesse absolue chez les moines tibétains !»
Je laissais filer les quolibets et les ricanements en toute sérénité, sûr de mon fait et de mon effet. Je ménageais encore un instant de silence pour donner du poids à la phrase qui allait suivre :
« Je vais écrire ! »
« Ouf ! Tu nous as fait peur ! ». Ce fut la réaction de Max. Les couverts et les mâchoires qui avaient suspendu leurs mouvements, se remirent en action. Mon projet n’avait pas réussi à détourner de leur objectif immédiat, les six museaux penchés avec gourmandise sur leur dessert glacé.
Lucien reprit la parole le premier. Il me félicita avec ostentation. Son regard frisait d’ironie : je sus instantanément qu’il n’ajoutait pas la moindre crédibilité à ce que je venais de dire. Il connaissait parfaitement la multiplicité de mes ambitions et leur propension à ne jamais aboutir. Aussi ne manqua-t-il pas d’ajouter une pique pour faire rire les autres sur ce sujet qu’il savait douloureux :
« D’après ce que tu nous avais dit la semaine dernière, je croyais que tu allais monter une usine de patins à roulettes… »
J’avais beau m’attendre à son intervention moqueuse, je commis une maladresse insigne :
« Cette fois, c’est sérieux ! »
L’éclat joyeux qui suivit me renseigna clairement sur le niveau de fiabilité que mes convives assignaient à mes impulsions littéraires. Sylvia reprit on souffle la première :
« Et ça parlera de quoi, ton roman ? »
« Je ne peux pas en dire davantage. »
J’étais piqué au vif et décidais d’une part de ne rien révéler du concept qui me trottait dans la tête et d’autre part de disparaître de mon groupe d’amis, le temps nécessaire pour démontrer que j’étais capable, enfin, de mener mon idée à son terme.
J’aurais du mal à expliquer la raison pour laquelle j’avais décidé de me convertir à l’écriture. Je ressentais le besoin de tordre le cou à cette frénésie infernale qui me poussait à entreprendre et à ne jamais finir. Une image me taraudait l’esprit : une spirale qui se repliait sur elle-même jusqu’à s’évanouir dans l’infiniment petit.
Toujours est-il qu’à la surprise générale de mes six comparses, Blaise vit le jour. Je m’étais caché six mois pour rédiger et parfaire mon manuscrit. Blaise était un écrivain. Enfin si on peut appeler écrivain un homme ou une femme pénétré(e) de l’irrépressible envie de coucher une histoire sur le papier blanc. Blaise était de cette trempe-là. Son problème fut, pendant de longues semaines, qu’il n’eut aucune idée du sujet qu’il développerait.
Aussi Blaise inventa-t-il Armande, une belle et riche héritière du début du XXe siècle. La ravissante Armande passait sa vie entre soupirants éconduits et amants d’un soir. Elle était atteinte, elle aussi, du syndrome de l’écriture. Armande avait tant à se moquer de la futilité des hommes. Mais au moment de prendre la plume, elle restait pétrifiée par une impossibilité manifeste à imaginer le plus petit fil de la plus minuscule des intrigues.
Aussi Armande créa-t-elle le maréchal Sébastien. Jean-Eudes Sébastien était un solide grognard sorti du rang, fidèle à l’Empereur qu’il avait suivi sur tous les champs de bataille d’Europe. À la mort du général Corse, le vieux soldat se dit qu’il fallait que les générations futures disposent d’un témoignage de ses extraordinaires aventures. Mais, devant son grimoire, le maréchal resta longtemps muet.
Il finit par faire entrer en scène son grand-père Louis Dubois qui eut une double chance dans sa vie : celle de s’instruire auprès des moines et celle de servir Sa Majesté Louis XIV qui fit halte un jour dans son auberge pour se restaurer…
Mon histoire s’arrêtait au grand Gutenberg qui fut lui-même dans l’incapacité de construire l'œuvre qui aurait pu lui donner l’occasion d’éprouver l’intérêt de sa géniale invention et dut imaginer de faire parler un pâtre grec, contemporain d’Aristote.
Mon texte n’avait pas vraiment de contenu puisque chaque personnage, maillon de la chaine, vivait l’impérieuse nécessité d’extérioriser quelque chose de profondément intime qui resterait comme une trace de son passage sur Terre. Espoir aussitôt éteint par son incapacité à construire l’esquisse d’un début d’une trame de roman, tant il est difficile d’imaginer d’autres aventures que celles d’aimer ou de mourir qui ont déjà été explorées par de si belles plumes depuis la nuit des temps.
Lorsque je fus sommé d’expliquer le succès de mon œuvre auprès de journalistes enfiévrés, je trouvais cette comparaison qui laissa mes interlocuteurs pantois d’admiration. La vie humaine n’est rien, un rien fragile comme de la paille. Seuls l’Amour et la Mort peuvent l’enflammer. N’ayant connu ni l’une ni l’autre, j’étais le premier à avoir écrit sur Rien.