Jacques HENNEBERT se raconte des histoires quand il roule à vélo ou quand il se balade en montagne puis, une fois rentré chez lui, il décide de ne pas ouvrir tout de suite son courrier, il prie le chat de bien vouloir lui rendre son siège et, si le téléphone ne sonne pas, il commence à écrire.
" Insomnie " a été publié par calipso dans le recueil " Portes et fenêtres "
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La fenêtre est ouverte, la porte aussi, mais l’air ne circule pas.
C’est l’été. Tout le monde s’en réjouit. Pas moi.
A l’heure qu’il est, c’est à dire trois heures du matin, la seule chose qui pourrait me réjouir et qui adviendra malgré tout, sans que je puisse en jouir véritablement, c’est que j’arrive à m’endormir.
La fenêtre donne sur une cour minable, mais de là où je me trouve, je vois un coin de ciel. Pour occuper mon temps, car je dois occuper le terrain si je veux tenir à distance mes peurs, mes obsessions ou mon emploi du temps de demain, j’attends les trois Belles de l’été. Une seule à la fois, je sais, je ne suis pas exigeant, j’aurais voulu Véga la bleue, la plus belle, au zénith, mais je dois me contenter d’Altaïr, plus basse dans le ciel, d’un éclat vif qui tire sur le jaune.
Je suis insomniaque, mais je ne suis pas malade. Je suis un accidenté. J’en fais une question de principe.
J’aurais préféré laisser la porte fermée.
Par la fenêtre, entrent les parfums, les rumeurs, les oiseaux, les rayons de lune et les fées.
Par la porte, les hommes entrent, avec des voix fortes et des airs arrogants, ou des femmes qui ne restent pas.
C’est l’été, mais le solstice est loin derrière nous. Les nuits s’allongent et le soleil va devoir réviser ses prétentions à la baisse.
Quand je fais la liste de mes accidents de parcours et de mes blessures, je me dis que j’aurais mieux fait de ne rien parcourir et de rester dans le néant, où, de toutes façons, je vais me retrouver bientôt.
Lisa est partie sans emporter la clef.
Les femmes ne restent pas, c’est un chagrin, une blessure.
Ni Lisa, ni Pauline, ni les autres. Je donnerais toutes les femmes que j’ai aimées, car je les ai toutes aimées, pour n’en garder qu’une seule, ce que j’ai été incapable de faire.
Altaïr est en retard ou c’est moi qui suis en avance. Ou, c’est encore cette brume qui vient de la rivière et qui s’accroche aux toits. Je préfère l’hiver parce que c’est la saison des planètes. Elles sont aussi hautes dans le ciel que le soleil en été. Je peux expliquer, l’inclinaison de la terre et tout ça. Tu avais l’air d’y prendre goût, Lisa.
Je peux partir de n’importe quoi, j’arrive toujours à parler de femmes. Les histoires que je raconte vont vers les femmes comme les eaux de pluie vont à la mer.
La porte est entre-ouverte. Pas n’importe comment. Elle fait un angle de quarante cinq degrés. Cette situation me convient, car je suis indécis, distrait et paresseux, et pour le courant d’air, c’est suffisant.
Ma vie aussi est à quarante cinq degrés. Ni plaisante, ni détestable. Confuse. A l’heure qu’il est, c’est à dire trois heures et quinze minutes, une porte se ferme.
Quand il fait jour, je croise des femmes dans la rue qui sont tellement belles que je deviens fou.
A la fin de la nuit, on peut espérer que la brume finira par se dissiper. Elle fait des façons quand elle s’en va. Elle recule sans se retourner, salue et disparaît dans les coulisses.
Mon chat vient d’entrer. Il avance lentement jusqu’au milieu de la pièce et s’arrête. Il a les paupières lourdes.
Attendre, espérer et prier sont des verbes sans action qui ont besoin d’un complément d’objet direct. Faute de savoir qui ou quoi, on peut foutre sa vie en l’air.
La fatigue est une vieille maîtresse qui insiste avec des manières de faux-cul.
Le chat se dirige vers son bol, le renifle et se détourne. Les Frisquies en promotion ne lui inspirent aucune confiance. Il prend le temps de la réflexion et finit par s’éloigner.
Le rideau de la fenêtre se gonfle comme une voile qui répond au vent, et retombe.
J’entends le ronronnement d’un diesel au ralenti, entrecoupé de quelques coups et de longs chuintements, puis le bruit lancinant des poubelles qui roulent sur le trottoir.
Le silence revient.
Le chat a changé d’avis. Il s’attaque un peu aux croquettes en inclinant la tête sur le côté et en grimaçant. Puis, il saute sur le fauteuil et ferme les yeux.
Un rideau bouge. Il se soulève et se prend dans la crémone.
Un air frais circule dans la pièce. La porte hésite, puis elle se met en route et, en bout de course, elle frappe le pêne de la serrure qui claque comme un fouet en s’engageant dans la gâche.
Le chat a levé la tête. Il baille, s’étire un peu et reprend sa position.
L’air n’est plus le même. Un peu de bonheur passe.
Il y a autant de distance entre le peu et le rien qu’entre la vie et la mort.
Le ciel s’éclaircit petit à petit.
Je me sens mieux. Comme si j’allais m’endormir.