
La ligne de chemin de fer longeait le mur jusqu’au bout du territoire. Personne n’en connaissait exactement l’extrémité et par ici, nul ne se souvenait avoir jamais croisé un voyageur qui serait allé jusqu’au terminus. Peu de trains s’arrêtaient en ville et plus la ligne se développait, plus il devenait difficile de s’informer sur le trafic. On s’inquiétait de voir passer toujours plus de convois, la plupart maculés d’une vilaine poussière rouge. Quand on les questionnait à ce sujet, les préposés à l’intendance hochaient gentiment la tête et se hâtaient d’aller faire tourbillonner leurs ordinateurs. Comme rien n’en sortait jamais, on avait fini par se dire qu’elle provenait de l’autre côté du mur, là où il n’y avait plus que ruines et désolation.
Pas plus qu’un autre, il n’avait cherché à en savoir davantage. Depuis longtemps il était enveloppé dans une belle pièce de coton blanc et il ne souhaitait pas plus visiter les faubourgs qu’explorer le cœur de la terre ni même connaître le nom, la couleur ou l’odeur des choses qui pouvaient circuler ça et là. Il n’avait jamais rencontré d’homme qui se soit enquis précisément de l’état de l’union et il s’en félicitait. Il avait une vraie bonne vie, respectueux des lois, de la place et des prérogatives de chacun.
On était venu le chercher à son bureau. Le crépuscule était tombé de bonne heure ce jour-là. Son sang s’était mis à battre violemment dans ses veines quand un officiel lui avait remis, avec son paquetage, l’ordre de monter à bord du premier train en partance pour les confins. Le contrôleur l’avait laissé s’asseoir à l’écart, dans un coin du wagon où l’on pouvait encore observer des bribes de paysage par les trouées. Des tranchées, des sacs de sable noir, des coulées de béton, des bandes armées qui couraient sur le bitume, des détritus balayés par le vent. Rien qui eût pu le renseigner vraiment sur les zones qu’il traversait. C’est donc comme cela que ça se passe, s’était-il dit, plus désappointé qu’accablé. Finalement, en bon subordonné, il avait rejoint la place qui lui était assignée. Une pauvre couchette qui donnait sur le mur, sans aucune perspective. Contrairement à ce qu’il imaginait, il n’avait pas vu sa vie défiler devant ses yeux. Le mur, oui, invariablement. Une vilaine poussière rouge s’en dégageait. Longtemps, il s’était efforcé de plisser les yeux pour s’en protéger mais bien avant qu’il n’entrevoit la fin du voyage elle s’était agglutinée à sa peau et engouffrée dans les moindres interstices de son regard.