Comment bien foirer son départ du burlingue le vendredi après-midi
Ysiad
En ce glorieux jour du mois de mai, malgré un ciel tant soit peu couvert et un chat trop mou pour chasser le pigeon, nous sommes d’humeur à exposer au lecteur les astuces que jamais personne n’a osé imaginer jusqu’à présent pour se tirer incognito du burlingue le vendredi après midi.
Le vendredi après-midi correspond à ce moment très particulier de la semaine où la chaise sur laquelle vous vous morfondez depuis lundi se met soudain à ressembler à ces plateaux de clous sur lesquels les fakirs posent leur séant, le temps de se réciter les cent mille vers du Mahabharata… Seulement voilà : vous n’êtes pas encore fakir, vous n’avez pas envie de rentrer en vous-même mais plutôt de vous tirer fissa, vous ne souriez pas du tout sur cette maudite chaise, vous ne voyez plus le bout de la semaine, y en a marre, c’est quand qu’on s’ barre ? Visualisons la scène un instant : soit un employé lambda qui se morfond, tapi dans son bureau, et qui attend que dix-huit heures sonnent à la grosse pendule pour bondir vers l’ascenseur, comme Rahan vers sa liane. Paaaaaf !En route vers le week-end ! Propulsion immédiate ! Driiiiing, driiiiiing, fait cette salope de pendule dès quatorze heures ; rebelote à quinze heures, driiiiing, driiiiing, quinze heures trente, diiinng, doonng… Supplice de l’horaire ! Comment faire pour que votre départ coïncide avec les dring, dring et les ding dong de cette garce de l’étage ?
Là est la question, comme dirait Hamlet.
Avant toute chose, pour bien foirer votre départ du burlingue, il faut que vous soyez animé d’une très forte envie de vous tirer avant l’heure. Sans cette très forte envie qui vous saisit à la gorge et vous colle des frémissements d’impatience jusqu’au bout des doigts, vous n’arriverez à rien, sachez-le. L’envie de vous barrer doit être suffisamment impérieuse pour éclipser tout le reste. Elle doit vous faire perdre la tête, ou presque. Le défi est colossal : vous créchez à l’étage de la présidence, le couloir est large et bien éclairé, des caméras sont fixées dans les angles du mur, les gens sont encore éveillés, les ascenseurs sont à une minute de votre poste d’observation. Une minute, c’est énorme. Surtout le vendredi après-midi. La première astuce consiste justement à passer outre cette minute qui n’en finit pas ; il est tout à fait possible de la ramener à vingt secondes, en adoptant, - deuxième astuce -, la technique du marcher-courir, qui consiste à caresser à toute vitesse la moquette de la semelle. Vous avez déjà essayé, ça a foiré bien sûr, mais pas comme vous l’auriez souhaité : le chef du personnel qui passait dans le couloir vous a regardée d’une manière si inquisitrice que vous avez dû rebrousser chemin, façon : Ben ça alors ! L’est qu’ seize heures ! Ciel ! Mais où avais-je la tête ?
C’est foiré, rien à dire là-dessus, mais c’est p’tit bras, vous en conviendrez.
Pour foirer en beauté, il faut avoir étudié durant des mois les habitudes des grands chefs, en cela réside la troisième astuce. Il faut avoir noté leurs allées et venues, leurs petits penchants, leurs gros travers, leur manie des réunions improvisées le vendredi - c’est vendredi, une réunion, viiiiiiiite, sinon je m’immole -, leur rythme de grands professionnels qui n’ont de leçon à recevoir de personne, sauf du Président, leur Zeus à tous, qui n’en fait qu’à sa tête et se pointe quand ça lui chante. Bref. Il se trouve qu’en ce vendredi, tout, absolument tout est réuni pour vos projets d’échappée avant l’heure : tous les grands chefs sont parqués dans leur grande salle pour une réunion au plus haut des sommets. Quant aux autres, même topo, les zélés sont partis à leur séminaire de zèle, le service du personnel suit un stage de gestion des loisirs, les employés vaquent à leurs occupations diverses et variées, les bras de la Liberté se tendent dans ce couloir vide où seules les poussières dansent, tralala, ding dooooong, il est tout juste seize heures...
Vos exercices ont porté leurs fruits : à seize heures trois, l’ordinateur est éteint, le manteau est endossé, les lacets sont noués, le sac est sur l’épaule, les clés du vélo sont dans la poche, vous vous glissez dans le couloir désert… Absolument grisant. Jouissif, pour qui n’a pas encore vécu ce moment où rien ne s’oppose au départ. Mmmmm… Et zou ! D’une traite, jusqu’à l’ascenseur, que vous décidez de ne pas prendre. Il pourrait s’ouvrir sur le chef du personnel ou tomber en panne. L’escalier est mille fois plus approprié, il n’y a que deux étages, c’est une affaire de trente secondes. Et vous voilà dégringolant les marches trois par trois, alors que du fond de l’immeuble mal insonorisé, montent des pas lourds et déterminés, bom, bom, bom, bom. Tiens, tout de même, comme c’est bizarre. Instinctivement, vous décélérez, le bruit s’amplifie, un instant l’idée de remonter quatre à quatre traverse votre esprit mais il est trop tard, vous êtes bien trop engagée dans la pente, bom, bom, bom, bom, les pas se précisent, et qui donc arrive à votre rencontre ?
Zeus, pardi.
Bingo ! Cœur de cible ! Vraiment bien foiré !
Zeus n’en reste pas là. Il gravit une marche, histoire de pleinement vous dominer, braque deux yeux scrutateurs sur votre personne et vous demande où vous courez comme ça, de si bonne heure, un vendredi après-midi…
Ben maintenant, c’est à vous de jouer. On vous laisse faire. A défaut de vaincre, il faut convaincre, ne l’oubliez pas. Du deuil imprévu à l’abcès dentaire brutal, vous avez le choix... Bonne chance, et bon week-end !