Dans la peau de Duchemin
Benoit Camus
Pas facile à cerner, le Duchemin ! Des heures d’entraînement à me prendre pour lui, à me glisser dans sa peau d’étriqué, sans que rien de probant n’en sorte. Je stagne à l’étroit dans ses entournures, coincé dans ses encoignures. « Pense premier degré ! » ne cessent de me tarabuster mon attaché de presse et mon communicant numéro 1. Je veux bien mais difficile, quand on est rompu à la réflexion multidimensionnelle. “La réflexion multidimensionnelle”, faut que je le note, que j’en parle à Bertrand en vue d’un prochain discours. Il va être content, Bertrand, toujours à l’affût de mes saillies explosives. Oui, “la réflexion multidimensionnelle”, j’y suis comme qui dirait astreint. J’ai “la réflexion multidimensionnelle” chevillée à la cervelle. Les neurones qui carburent à la démultiplication conceptuelle. Ah, je suis inspiré, aujourd’hui : le slogan spontané, la formule innée.
Des idées simples, me rabâchent mes conseillers, des idées simples ! Autant demander à un pur-sang de virer bourrin ! Je m’y résous, cependant, et avec leur aide, j’ai accouché de quelques unes. Des idées que Duchemin puisse comprendre… et s’approprier… Le mieux : qu’il imagine avoir eu les mêmes ! Oui, le persuader que mes idées sont les siennes. Qu’il s’y reconnaisse ! Genre : les grands esprits se rencontrent… Le plus dur est de se mettre à niveau. Que la ducheminisation du cortex opère ! Il suffit d’en rabattre, me tancent les experts, et de suivre les ornières. La démarche se résume en gros à désigner un coupable. À chaque problème, son coupable. Et pas n’importe lequel, un visible, aisément identifiable… Le coupable : voilà qui frappe la conscience Duchemin. Soudain, tout s’éclaire ! Mais oui, mais bien sûr ! Duchemin est content. Sauf que… méfiance ! On ne l’entourloupe pas, le Duchemin ! Il lui faut l’emballage, aussi !
« Lâche-toi ! » me harcèle mon attaché de presse. « Cause le Duchemin ! » m’enjoint mon communicant numéro 1. Trois syllabes, maximum, par mot ! Un champ lexical réduit à sa plus simple expression. Et surtout : des phrases courtes ! Ajouter à cela des fautes de français et des onomatopées, et le tour est joué ! Comme si c’était évident ! Ils ne se rendent pas compte, mes collaborateurs, à quel point ce langage m’est étranger. « Tu dois apprendre le Duchemin, si tu veux convaincre ! » me rétorquent-ils. Je m’y efforce. Je progresse. Pas assez vite au goût de mon équipe !
Et pareil pour la gestuelle. Il paraît que je suis trop statique. Alors, je bouge. La tête, les épaules, les bras. Je bouge ! Et je touche. « Duchemin apprécie le contact ! » me certifie-t-on. Des tapes dans le dos, des étreintes : des heures durant, je me suis exercé. À me peloter avec mes conseillers, afin d’acquérir les rudiments du Duchemin palpeur. Ainsi, la poignée de main… Sauf qu’en l’occurrence, Duchemin en présente des différentes : des molles, des moites, des râpeuses, des féroces… J’ai donc opté pour un entre-deux et ai conservé la mienne. Toujours ça de moins à bosser !
« On arrive ! » me prévient mon chauffeur. Il se gare aux abords du marché. « Pense Duchemin ! » m’encourage encore le communicant ! Il m’agace, le communicant. Je sais ce que j’ai à faire ! Je prends sur moi. Je me concentre. Je m’exhorte. Je suis Duchemin, je suis Duchemin ! me répété-je. J’aspire. J’expire. Je me détends les cervicales. J’ouvre la portière.
La foule des Duchemin m’attend ! Bon dieu, avec tous les efforts que je consens, ils ont intérêt à ne pas me laisser au bord ...