Des monceaux d'immondices
Claude Romashov
J’étais assis sur des monceaux d’immondices. Il y en avait à perte de vue. C’était un endroit répugnant et je me demandais dans un brouillard comateux ce que je faisais là.
Les feuilles d’un journal au papier jauni s’envolèrent. Les gros titres parlaient de la grève des éboueurs dite grève des 100 derniers jours. J’eus un ricanement. Quelle ironie pour dire que socialement tout allait mal ! Les affiches du présidentiable maire de la ville s’étalaient autour de moi. Sur fond de nature idylle idyllique, il promettait des mesures efficaces afin d’enrayer la prolifération d’espèces indésirables. Je n’aimais pas le ton de ces slogans mais devais reconnaître qu’ils trouvaient écho auprès d’une population frileuse, réactionnaire et déçue par les partis traditionnels.
Tout à coup, je perçus un tressaillement. Je retins mon souffle. Peut-être était-ce le vent dans les branches dénudées des arbres ? Le bruit furtif s’amplifia jusqu’à devenir insupportable. Le sol se mit à trembler. La peur m’envahit. C’était un martèlement de pas secs et nerveux. Mon sang se figea dans mes veines. Je n’osais pas me retourner. Une menace allait fondre sur moi et je ne pouvais ni m’enfuir, ni l’éviter.
Ils arrivaient de partout, le ventre énorme et les yeux fous. Un hurlement d’effroi s’étrangla dans ma gorge. Le corps recouvert de poils hérissés, ils se déplaçaient sur leurs deux jambes comme nous. La comparaison s’arrêtait là, si ce n’était l’instinct grégaire qui les faisait se regrouper pour affronter tout individu empiétant sur leur territoire.
Il fallait vite prendre une décision malgré le peu de chances que j’avais de leur échapper. Ils étaient nombreux et bien plus costauds que moi. Je n’avais plus qu’une solution. M’immobiliser sur le sol infect. Si la mort devait arriver, je voulais la regarder en face. Alors je m’assis en tailleur en essayant de ne pas trahir mon angoisse par un geste brusque, une odeur de mauvaise sueur.
La cohorte s’arrêta, un peu décontenancée par mon attitude passive. Celui qui semblait le chef me dévisagea. Je voyais ses yeux à la pupille d’agate interroger les miens. D’un geste, il calma ses troupes pressée de fouiller la décharge. Je discernais la moindre de leurs intentions, leurs gestes nerveux et agressifs. Immobile tel un bloc de granit, je vidais mon esprit de toute pensée malveillante. C’est alors que le chef se détourna de moi. Je les intéressais moins que le monceau d’immondices. Ils se jetèrent sur les ordures avec des grognements de satisfaction. Des filets de bave verte coulaient du trou malodorant qui leur servait de broyeur. J’entendais le bruit de leurs mandibules et discernais sous la peau translucide les mouvements des muscles masticatoires. Ils ne faisaient plus attention à moi. Je voulais me lever, fuir mais n’osait pas car ils étaient trop proches. J’observais discrètement ceux de l’arrière garde. Leurs intestins gonflés saillaient sous la peau en vergetures énormes au fur et à mesure qu’ils ingurgitaient les rebuts de la société déshumanisée. Rapidement le tas diminua puis disparut laissant place à des herbes calcinées. L’équipe de nettoyage était d’une efficacité redoutable.
Ils n’étaient plus que des points noirs à l’horizon. Je me levais péniblement. Mon mal de tête avait disparu et la mémoire se remettait en place. J’étais un jeune imbécile, qui ne voulait pas travailler et encore moins se salir les mains. Je préférais gaspiller mes maigres subsides dans des soirées imbibées d’alcool ou avec des rencontres de hasard dans des tripots de jeu d’où je sortais le moral en berne. Je me rappelai ma minable chambre en ville, le papier peint pisseux, le plâtre qui moisissait comme moisissait la ville croulant sous les ordures depuis la grève des éboueurs. Les habitants se plaignaient des immondices, de l’odeur insupportable et des rats qui envahissaient les caves. Je me souvenais que le maire n’avait pas voulu casser la grève en embauchant des intérimaires qui d’ailleurs ne voulaient pas de ces emplois.
Lentement, je me remis en marche, j’avançais péniblement dans les rues en évitant le plus possible les détritus qui jonchaient le sol. Un jus noirâtre s’écoulait dans les caniveaux. Il était recommandé de porter des masques. La mairie en distribuait gratuitement mais la population en désaccord avec la gestion de la crise, boycottait toute initiative de sa part. Je m’arrêtais devant le panneau d’affichage et parmi les graffitis obscènes, je déchiffrais une des annonces. Le maire avant d’abandonner ses charges, recrutait toute brigade, même un peu spéciale, qui serait intéressée par le ramassage des ordures avec une prime alléchante à la clef.
Eux, ceux d’en bas comme on les appelait, se moquaient bien de la prime. Ils avaient faim, leur survie était difficile surtout depuis la déconfiture mondiale qui étendait les bras de sa pieuvre sur notre beau pays. Ce jour là, ils étaient sortis en masse des catacombes de la capitale. La population s’était verrouillée chez elle. Eux, c’était les mutants qui grouillaient sous terre. Ceux qu’on ne voulait pas voir. Il était un temps où on les utilisait pour les travaux de terrassement de nos villes puis la crise aidant, on avait banni ces hommes. On les avait enfermés dans les souterrains depuis des années car ils devenaient dérangeants et vindicatifs. On les avait coupés de leurs racines, nié leur intelligence et leurs qualités d’adaptation. Tout ça pour le bien-être d’une société délétère qui allait bientôt payer le prix de son manque d’humanité et sa mégalomanie. Car ces créatures façonnées par les déchets de notre opulence n’avaient plus rien de créatures civilisées. Malgré mon amnésie ce jour là, j’avais deviné à leur regard, à leur fébrilité, à la bave verdâtre qui suintait de leur orifice nutritionnel qu’ils n’allaient pas tarder à se régaler de nos cervelles ramollies. Des jours effroyables se préparaient et j’étais bien le seul dans cette fichue ville à le pressentir…
La campagne battait son plein entre petites phrases assassines et grandes joutes oratoires. Ce n’était plus qu’interviews et affrontements dans les journaux télévisés et la France retenait son souffle. J’en avais marre et pourtant j’étais au premier rang du meeting où seraient proposées les grandes lignes du programme de notre candidat et débattue la question cruciale des alliances et les reports de voix. Le service d’ordre, musclé fouillait les participants. Mes cheveux longs et mon allure malingre déclencha leur zèle. L’assemblée badgée, agitait des petits drapeaux. Il entra, décontracté dans un costume de prix qui cachait sa bedaine de bon vivant. Le tonnerre d’applaudissements fit trembler les vitres. Comme le public en transe, Je découvrais, ses talents de rassembleur.
- Mes chers concitoyens, cher peuple de France, le progrès est en marche. Nous voulons un pays où chacun aura le droit d’exprimer ses opinions et de remettre en cause toute politique de caste qui nous a conduits au désastre que vous savez. Cela fait des années qu’on veut nous faire croire que nos institutions marchent bien, que notre pays émerge de la crise, que notre système judiciaire est efficace. De qui se moque-t-on ? Regardez nos rues, envahies de déchets, nos enfants qui s’abrutissent sur des jeux vidéo débiles, le taux de chômage et le pouvoir d’achat qui diminue depuis cette monnaie communautaire dont vous ne vouliez pas…
L’euro doit disparaître ! C’est inscrit depuis toujours à mon programme. Suivait la longue liste des promesses qui ne seraient pas toutes tenues.
• Augmentation des allocations familiales, salaire maternel à partir du troisième enfant, réouverture des maternités dans les campagnes, construction de crèches et de nouvelles aires de jeux en vue de séduire l’électorat féminin.
• Un travail convenablement rémunéré pour chaque français.
• Construire de nouvelles prisons afin d’accueillir une foule de délinquants. Conséquence naturelle du laxisme de nos dirigeants.
• Favoriser l’aide au retour définitif dans leur pays à tout étranger (même né ici)
• Mettre en libre service, des voitures non polluantes et des aspirateurs autonettoyants à chaque coin de rue.
• Murer tous les soupiraux, grilles d’égouts, canalisations défectueuses afin d’éviter la prolifération des créatures qui vivent de nos déchets.
• Et pour conclure se préoccuper de nos chers retraités en construisant des centres d’accueil fermés où ils seront choyés comme il se doit.
Il se gardait bien d’aborder le coût de ses mesures consensuelles. Et l’assemblée subjuguée par sa voix chaude et ses gestes amples ne lui posa aucune question. Mais le clou du meeting restait à venir. Le rideau décoré de sigles tous plus bleu blanc rouge les uns que les autres s’ouvrit comme par magie libérant une créature à l’aspect terriblement humain, si ce n’était un broyeur à la place de la bouche, hermétiquement recousu, les yeux d’agate fixés sur de grosses chaussures de chantier.
- Voici notre dernière trouvaille technologique. C’est un ingénieur français qui l’a conçu. Un homme robot, infatigable au travail et doué d’une intelligence quasi naturelle. Celui-ci est privé d’énergie mais il se recharge ses batteries pour la journée à une borne installée à la porte de son usine attitrée.
Les rideaux furent tirés dans la salle pour la projection d’un court film mettant en scène le robot sur son lieu de travail. J’avais la nausée et sortit précipitamment en bousculant au passage un vigile au regard assassin. Le robot, je l’avais reconnu malgré les couches de peau artificielle rajoutées. Lui le chef de la bande des invisibles, celui qui m’avait laissé la vie sauve.
Je marchais, presque indifférent au sol qui se soulevait sous la colère des êtres emmurés dans les souterrains et entrait dans le parking pour récupérer ma voiture. Le futur élu avait sa place réservée et une magnifique Mercedes comme voiture de fonction. J’aimais les belles voitures et m’approchais discrètement d’elle pour éviter le déclenchement de l’alerte et jetait un coup d’œil à l’habitacle. La stupeur me fit reculer précipitamment. Les sièges de cuir étaient lacérés et sur le dossier du conducteur, je pus lire écrit en lettres de sang :
Pas besoin de passage aux urnes pour que notre temps vienne et ce jour là… Vous connaîtrez le vrai goût de la peur !