Basic instinct
Emmanuelle Cart-Tanneur
Ils savent ; j'en suis de plus en plus sûr : ils ont compris. L'agitation est à son comble et je ne sais plus comment les gérer.
Avant l'annonce, tout était calme, si ce n'est deux ou trois conflits et quelques heurts qui ne se terminaient qu'exceptionnellement par de rares coups et blessures – on recousait, on épanchait, et tout repartait comme si de rien n'était.
La vie passait, monotone mais tranquille. Les uns et les autres vaquaient à leurs occupations habituelles, en bonne intelligence. Ils étaient tels que je les avais voulus, sous contrôle, inoffensifs. Leur liberté n'était qu'illusoire, mais ils n'en avaient aucune idée : pourquoi aurais-je dû m'en culpabiliser ? Après tout, sans moi, ils n'étaient rien, qu'une juxtaposition d'individus isolés et sans but. Je leur ai appris à cohabiter, à communiquer, à réagir aux stimuli et aux événements.
Je crois que les élèves ont dépassé le maître.
Je ne sais pas comment ils sont su que l'un d'entre eux allait être élu.
Du jour au lendemain, ils ont changé d'attitude. Deux groupes se sont dessinés, chacun portant à sa tête l'un deux. Le plus gros pour le premier groupe, le plus vieux pour le second. Chaque chef s'est entouré de quelques éléments – de ceux que j'avais repérés pour être les plus belliqueux. Quelques attardés qui semblaient ne pas avoir choisi leur camp ont été sommés de se décider, et j'ai retrouvé le dernier d'entre eux, qui refusait de se prononcer, mort sans raison un matin, ignoré par les autres qui, d'un côté comme de l'autre, feignaient de ne l'avoir jamais connu.
Le stress montait de jour en jour et mes exhortations au calme restaient vaines. J'ai amélioré leur nourriture, ai renouvelé l'air plus souvent, ai même tenté d'introduire une femelle pour créer une diversion : rien n'y a fait, bien au contraire : à ma grande surprise, la nouvelle venue a immédiatement rallié le premier camp et le second, ignorant son sexe, l'a traitée comme un simple nouvel adversaire. Je ne les reconnaissais plus.
Un soir, je les ai trouvés, silencieux, et groupés en cercle autour des deux leaders qui se faisaient face, les yeux dans les yeux. L'atmosphère était électrique et la tension palpable. Devant l'imminence de l'explosion, j'ai préféré interrompre l'affrontement et séparer les deux camps que je n'ai dès lors plus réunis.
Quelle n'a pas été ma surprise de constater, dès le lendemain, que chaque groupe s'était lui-même scindé en deux sous-groupes, les meneurs proches de chaque chef ayant eux-mêmes créé leur propre parti dissident ! Les conflits renaissaient là où j'avais cru les tuer dans l’œuf...
J'ai dû opter pour une solution onéreuse, mais c'est la seule qui me permettra de tous les conserver en bonne santé : des cages individuelles.
Le photographe animalier vient demain et le choix du meilleur cliché devra être fait dans la semaine. Quand j'ai su qu'on cherchait un élevage de rats pour rajeunir le logo de la marque, j'ai postulé, et j'ai été flatté que mon élevage soit sélectionné : une de mes bêtes en photo sur tous les flacons de la Jouvence de l'Abbé Souris, quelle gloire !
J'avais toujours entendu dire que le comportement des rats était souvent très similaire à celui des humains : mais à ce point, je ne m'en serais pas douté...