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1 novembre 2006 3 01 /11 /novembre /2006 23:36

 

Cette nouvelle de Patrick ESSEL fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles.

 

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C'est trop compliqué pour eux. Ils se disent que quelqu'un d'autre m'habite et ils ne m'écoutent plus. Grand bien leur fasse ! Ils ne savent pas ce que j'ai en tête. La gestation est quasiment terminée. Bientôt, je serai assez forte pour passer à l'acte. Un vrai sale coup tordu dont tout le monde se demandera ce qu'il y a derrière. Ils auront beau forcer leur curiosité, ils ne sauront rien de ce qui m’inspire. Sûre que les commentaires rivaliseront d’extravagances, chargés d’horribles exclamations de stupéfaction. La polémique durera des jours et des jours et ils ne seront pas plus avancés quant au fait de savoir si je suis une véritable personne. La panique aura raison de leurs certitudes et c’est tant mieux. Seul comptera le dégoût qui leur viendra du fond du ventre. A tous. Ouais, il faudra qu'ils aient le cœur bien accroché.

Je n'ai encore rien de définitif en tête pour entamer le branle-bas. J’aurais bien envie de m'en prendre à cette grosse vache d'épicière ou à cette couille molle de concierge rien que pour les entendre crier leur mère, mais cela ne mènerait nulle part. Ce ne sont pas les plus pourris. Et on mettrait ça aussi sec sur le dos des shootés qui squattent les caves de l'immeuble. Pas sûr du tout qu'une télé soit appâtée.

Pour la suite, je suis parée. Il n’existe pas une seule chose que je ne veuille profaner. Le moment venu, il n'y aura pas d'embrouille sur les objectifs. Les premiers spectateurs maquilleront leur trouille en invoquant les frasques d’une petite sauvageonne mais dans toutes les éditions spéciales on aura vite fait de titrer sur La Barbare.

Je ne prendrai aucune précaution particulière. J'agirai en plein jour, au beau milieu de l'après-midi et en plein centre. Le centre c'est plein de cloches qui arpentent, de guerriers pomponnés au flashball et de petites frappes à la mode qui n'en ont rien à foutre de rien.

" En plein jour, c'est comme ça que t'auras le plus de bonheur " il m'avait dit le grand-père. Et en plein jour, le centre, c'est le top du vice.

Pour ça, autant dire que j'irai pas les mains vides, j'emporterai toute la mitraille que le pépé avait planquée juste avant d'être dessoudé. Une mort magnifique, troué de partout par une bande de teigneux en uniforme, surgis de nulle part au beau milieu d’un effroyable grondement de tonnerre.

Je ne me fais pas de cinéma, je sais que malgré toute cette belle artillerie, je n'échapperai pas aux tirs croisés des bourriques et des chiens de quartier. Je les vois déjà tourbillonner, les mâchoires trempées dans la fureur, apprêtées pour la tapageuse. Ils seront comme à la manœuvre et arroseront toute la zone à coup de rafales d'armes automatiques en gueulant les pires saletés. Sauf qu’ils n’auront pas la moindre idée de ce qui les attend en face. Je suis pleine. Pleine à ras bord d’une vie bénie par les anges. Avec leur bonne étoile, j’ai de quoi taper dans le mille sans que le pépé ne vienne à la rescousse. Je suis seule sur ce coup. Il n'y aura que moi pour orchestrer les explosions : et bing les vitrines et bang les devantures et bing et bang les bagnoles et les fourgons, et bing là haut les corbeaux et bang les petits coins de paradis et bing et bang les gros cubits de la petroleum. Bang ! Bang ! Bang ! Et basta pour les collatéraux !

Après le feu d'artifice, je filerai droit à mon trou et le tour sera joué. J'attendrai roulé en boule au milieu des taupes. Pour me déloger, faudra qu'ils ratissent le plus petit recoin aux peignes à morpions. Ils piailleront de toute leur force " à la folle à la folle " Leurs cris me revigoreront. Ils feront renaître en moi l’envie de m’accaparer la place de quelqu’un d’autre. Je ne sais pas encore quel autre. Je vois simplement ses yeux mais je goûte déjà au souffle de sa bouche, je sens ses doigts triturer quelque chose en bas du ventre.

Je sais que je serai blessée avant la fin du jour. Une blessure au ventre justement, douloureuse et odorante. Mais on ne m’entendra pas. Je me plierai en deux et je resterai coite, l’esprit en berne et les jambes serrées. Ils n'auront que leurs gros yeux bouffis et leurs blaires crotteux pour renifler ma trace.

" Du sang et des tripes à l'air, rien de tel pour s'attacher la sympathie des caméras", disait grand-père.

Je zipperai la nausée à coup de tord-boyaux et je soulagerai les tripes avec des encres bleues, vertes et jaunes. Après ça elles ressembleront aux bonbons flagada, des vachement bons bonbons et je chanterai à tue-tête l'hymne de grand-père : "bleues, bleues, bleues, les tripes sont bleues… vertes, vertes, vertes, les tripes sont vertes… jaunes, jaunes… jaunes… les tripes sont…

Le sang me rappellera d'autres jours où d'autres ont titubé, étrillés par les crachats venus de la terre mais il réveillera aussi le souvenir de ceux qui ont avancé, les yeux rugissants, avec des pensées aiguisées à la vue de drapeaux rouges et noirs, des pensées âcres, pleines de ramures grondantes, exécutives.

Quand ils feront irruption, je ne dirai rien. Je ne chercherai même pas à leur faire entendre la mort. Ils seront tous là, je le sais. Les pompiers et les docteurs, les reporters et les justiciers. Ils m'entraveront nue sur leur autel et prendront des dizaines de clichés de mes entrailles et ils dresseront leurs zooms et leurs stéthos sur mes gros tétons avant de les planter dans la profondeur de mes cuisses grandes ouvertes. La lumière sera blanche, éblouissante, ravageuse. Au début, je serai encore belle, offerte à la pluie des males. Les plus jeunes voudront s'attarder, voire s'alanguir mais ils seront vite cisaillés par les éclats de rire des vrais hommes à poigne. Par ceux-là, je me laisserai emmailloter sans broncher. Ça sera ma seule bonté.

Quand ils auront fini de m'écorcher et de décortiquer toutes les combinaisons de mon âme et qu'ils auront jeté pour le compte ma carcasse derrière les barreaux, je ferai encore une fois la morte. Je fermerai l'œil de la nuit et me réfugierai à l'intérieur de cette chose noire qu'ils appellent mauvaise graine. Je végèterai le temps qu'il faudra, recroquevillée dans les anneaux du silence.

Le temps d'une nouvelle germination.

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commentaires

E
<br /> Les choses sont bien faites en quelque sorte.Ils m'ont calculée idiote.Ils m'ont dit que j'étais une vieille folle;vous vous rendez compte à mon âge.Mais la roue va tourner ça je vous le<br /> promets.Bientôt ils gazouilleront plus.Ils ont déjà perdu leur souffle.Ils s'étrangleront la gueule au fond de leur assiette.En attendant ils doivent avoir le souvenir bien honteux.<br />
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