Aujourd’hui, Suzanne Alvarez jette l’ancre dans les eaux africaines : Salam Aleikum !
Tanger. Nous voici donc sur le continent africain. Le dépaysement est total. Dès notre arrivée, on aperçoit des minarets, des clochers, des collines. Des hauts parleurs psalmodient des versets du Coran. Des petites barques toutes proches, des pêcheurs ont étalé de minuscules tapis et, tournés vers la Mecque, ils se prosternent. C’est le moment de la prière, un rituel qui a lieu cinq fois par jour. Ici, pas de marina, pas d’électricité au quai, pas d’eau non plus car les robinets sont cadenassés. L’été a été très sec et les Tangerois sont ravitaillés par camion citerne venant d’El Jadida, une ville de la côte océane.
- Eh ben ! Heureusement qu’on a fait le plein d’eau à Gibraltar ! Grogne le capitaine de Pythagore, à Eric du voilier " Nuage " qui, ne doutant de rien, a déjà sorti de la soute de son bateau un tuyau d’arrosage pour laver son pont en teck, pourri par la traversée du Détroit..
Après m’être acquittée des lourdes formalités administratives, j’ai pris, accompagnée de ma fille, la direction du Grand Soko* pour un ravitaillement de légumes et de fruits frais. La Médina* est à deux pas. Une chance !
La population est chaleureuse et cache, par des sourires, la misère qui erre partout dans la vieille ville. Mais ce qui frappe surtout, c’est la forêt d’antennes paraboliques, au-dessus des terrasses, et partout, le portrait d’Hassan II grandeur nature, dans la rue et derrière les vitrines des commerçants.
Les regards tristes et profonds qui se sont levés de concert du fond de leur trou qui, l’espace d’un fugitif instant ont croisé les nôtres, nous hantent :
- Pauvres gens ! se désole, Carole. A l’heure où tout le monde chez nous se gave. Et par cette chaleur !... eux, bricolent dans cet égout, comme des rats, les mains dans des fils électriques.
- Une ville du Tiers-Monde, ma pauvre chérie… on n’a pas fini d’en voir de la misère… et ce n’est que le début… quand je pense que nous on se plaint pour un rien… alors qu’eux, en travaillant, n’ont même pas de quoi se payer un casse-croûte… ! Tiens, veux-tu que je te dise, j’en ai l’appétit coupé !
- Moi, c’est pareil, je ne me ferai jamais à toute cette injustice !
Nous venons juste d’atteindre le trottoir d’en face, quand :
- Attends, Maman… Je voudrais vérifier quelque chose… retraversons, s’il te plaît !
- Mais nous n’avons pas trop de temps. Il faut faire fissa, on a notre marché à faire ! Et ton père va encore s’impatienter !
Nous avons fait le chemin en sens inverse et elle m’a attirée jusqu’au bord de l’orifice où se trouvaient les ouvriers, des électriciens probablement. Nous baissons la tête et scrutons la fosse.
- Mais ! dit ma fille, tout haut, et tout en me bourrant les côtes de coups de poings.
J’ai beau écarquiller mes yeux de myope, je ne vois rien d’anormal, seulement deux hommes serrés l’un contre l’autre, en train de griffonner quelque chose.
- Tu parles qu’ils travaillent !... Mets tes lunettes…Ils font des mots croisés !
Deux boules de papier froissé d’où émergent des reliefs de repas gisent à leurs pieds.
Les têtes se relèvent. Les lèvres des hommes s’étirent en un petit sourire moqueur et ils nous saluent gaiement :
- Salam Aleikum !
* Soko : souk couvert où l’on trouve tout ce dont on a besoin.
* Médina : vieille ville.
NB. Depuis l’époque des faits, et la mort d’Hassan II, bien des choses ont changé, de manière positive à Tanger et au Maroc en général, tant sur le plan économique que social et politique.