Ysiad s’est emparée de la rubrique " Au cœur de… ", et c’est à une visite mémorable dans les arcanes de l’édition qu’elle nous convie.
Histoire belge
Des mois que vous tergiversez, ruminez en vous rongeant les ongles, sans parvenir à vous décider. Vous avez très peur. Vous avez si peur qu’au moment de rassembler vos textes, vous attrapez le premier prétexte pour remettre à plus tard ce que vous rêvez de faire sans oser passer à l’acte. Tout en remplissant la gamelle du chat, vous vous reprochez vos velléités. Vous pensez : à quoi bon ? Ma prose changera-t-elle la face du monde ? Non seulement elle ne changera rien, mais elle ne laissera aucune trace dans la mémoire collective. Que suis-je, à côté du prix Pulitzer. Laissons la littérature à ceux qui ont du souffle, aux vrais grands écrivains.
Vous prêtez une oreille attentive aux déboires de ceux qui écrivent autour de vous, et qui ont eu le courage, une fois dans leur vie, de rassembler leurs textes pour les glisser dans la boîte aux lettres. Que s’est-il passé ensuite ? Pas grand-chose. Aucun n’est mort en traversant la rue. La plupart ont reçu le même type de réponse : Bien que présentant des qualités stylistiques indéniables, votre manuscrit ne correspond pas à notre ligne éditoriale.
La messe est dite. La ligne éditoriale est pire que la Ligne Maginot, sans failles, sans la moindre brèche. Vous savez d’avance que vous ne pourrez la franchir, que c’est impossible. Qui êtes-vous pour croire que vous passerez la barre, alors que des milliers d’autres se sont heurtés avant vous à un mur de béton ? Vous cherchez des exemples parmi les grands, pensez à Proust refusé par Gide. Vous vous persuadez que c’est inutile. Vous vous rabattez sur les concours de nouvelles.
Et vous croisez les doigts pour décrocher un prix.
Ce prix arrive. Il tombe du ciel de Belgique. Cadeau inespéré, manne providentielle. La ligne Maginot s’estompe. Vous vous réjouissez en silence, goûtez votre victoire en relisant votre nouvelle, satisfaite d’y trouver quelques qualités. Vous vous prenez à espérer en faisant tomber une double ration de croquettes dans la gamelle du chat. Votre texte va paraître dans un recueil, un vrai, bien relié, imprimé pour le compte des éditions Brodequin. Brodequin, ça rime avec Franquin, et vous y voyez un bon présage. Vous réfléchissez en caressant le dos du félin. Si votre texte est digne de figurer dans le recueil collectif des éditions Brodequin, pourquoi ne pas leur soumettre un manuscrit ? C’est envisageable. Vous rassemblez sept nouvelles sur une même thématique et décidez de vous rendre en Belgique pour la remise des prix.
Un soleil pâle d’octobre vous accueille de l’autre côté de la ligne Maginot. Votre texte est lu dans un auditorium. Vous êtes émue en entendant la comédienne lire des mots que vous avez écrits sans trop y croire. Vous écrivez toujours sans trop y croire, pour le plaisir de faire couler un peu d’encre vive sur le papier. A la réception, vous rencontrez l’éditeur. Vous avez bu plusieurs verres de vin, pour tuer l’inhibition qui vous empoisse la langue. Vous l’abordez. Bonjour, je suis l’auteur d’un des textes du recueil collectif, il se trouve que j’ai sur moi un manuscrit, quel heureux hasard.
L’éditeur a l’air intéressé. Alors vous tirez ledit manuscrit du sac en plastique et le lui remettez, le cœur battant.
Rentrée en France, vous attendez, la tête pleine de souvenirs bruxellois, avec l’éditeur au centre, souriant comme un bouddha.
Vous recevez un premier mail informel, vous mettant en garde en quelques mots.
Brodequin reçoit plus de mille manuscrits par an. Si, dans un délai de trois mois, vous n’avez pas reçu de réponse de notre part, veuillez considérer que nous ne pouvons pas vous éditer
Alors vous attendez, à cheval sur la saison glaciale et l’espoir brûlant. Une maille à l’endroit, un pouce à l’envers. Un mois. Deux mois. Les températures baissent, décembre s’étale aux vitrines de la ville. Janvier… 20 janvier.
Vous n’en pouvez plus d’attendre. Vous envoyez balader la ligne Maginot et téléphonez. On vous apprend qu’en Belgique, il fait beaucoup plus froid qu’en France. Tous les éditeurs de Brodequin ont attrapé la grippe, il faut encore patienter.
Dix jours. Quinze jours. Vingt neuf jours. A force de le lorgner, le téléphone se dédouble. Un matin, vous attrapez le combiné.
On vous répond : Patience. Les lecteurs reviennent petit à petit, enroulés dans leurs écharpes belges. On va vous lire, quoi qu’il advienne.
Vous relisez Flaubert, plantez des bulbes le week-end, mangez des frites, sautez sur un trampoline pour faire baisser l’adrénaline. Les jours passent dans la même torpeur inquiète.
Un beau matin, ça fait dzoing dans la boîte à mails.
Vous avez un message, qui a franchi la ligne Maginot sur des pieds d’argile.
Vous l’ouvrez, le cœur dans la gorge.
Madame,
Votre recueil de nouvelles n'a pas été retenu pour publication par notre comité de lecture, et nous le déplorons.
On ne peut pas vous éditer.
Vous n’avez pas de style.
Vos situations sont banales.
Vos histoires n’ont accroché personne, de ce côté-ci de la frontière.
On a préféré défendre des auteurs à forte personnalité, comme Duchmol, qui écrit sans verbes et sans les mains, ou Chmoldu, qui se passe des articles comme des pronoms. Des auteurs modernes.
En outre et néanmoins, nous vous souhaitons de trouver un autre éditeur moins sévère que nous, qui saura promouvoir vos nouvelles, une fois.
Editions Brodequin (Belgique)
64 rue du Chmol – 6412 Quinquin
Tel/fax 0032 43 54 76 98
www.brodequin.be
Le chat saute sur vos genoux. Vous caressez son pelage, dans des visions de bunker.
Ysiad