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14 février 2008 4 14 /02 /février /2008 12:51

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Ernest J. Brooms aime faire voyager ses nouvelles. Les laisser aller à des soirées, des sorties, des échappées, les encourager à courir l’aventure, à s’autoriser des libertés. Il ne se demande pas si elles pourraient se perdre en route, si les langues des autres entendront précisément ce qu’elles disent ou si elles s’accorderont quelques arrangements pour exister de l’autre côté des frontières, non, Ernest se dit seulement qu’elles ont une chance d’épouser d’autres contours, de s’étoffer, de tracer une voie nouvelle, d’éprouver aussi le brouillage et le cours incertain des choses. Ce plaisir de partager un texte, de lui donner une force de vie par une multiplicité de lecteurs dans l’espace et le temps est une conception qui nous tient à cœur à Calipso. C’est cette disponibilité de l’écriture que nous aimons accueillir au café, ce lieu de retrouvailles où les histoires passent… 

 

Les yeux troubles

par Ernest J. Brooms

 

Elle avait les yeux troubles. Assise à la table d'en face. Des boucles en mèches effilées comme après une pluie drue. Mais il faisait soleil. Dehors.

Elle triturait une cigarette à filtre d'or, longue, tabac blond. Ne buvait pas son Schweppes indian tonic. Les jambes fines croisaient et décroisaient leur soie. J'entendais leurs frôlements de Dim en voile moucheté.

Elle ne voyait personne. Ignorait mon regard.

Je la suivais de l'ovale du visage à l'arrondi des épaules. Longeais le bras jusqu'à la main, les doigts entrouverts. Il fallait respirer, plus calme. Dominer. M'aligner sur son souffle perceptible aux mouvements réguliers de la poitrine sous le débardeur de coton fin. Frémissante.

Elle rejeta sur l'épaule une mèche, plus longue, plus blonde. Qui glissa, lente, et retomba, sur les yeux voilés. J'avais envie de me lever, d'avancer vers elle, de m'inviter à sa table. Je restais de béton. Coupé du bonheur. De la douceur paradisiaque. Du pays lointain.

Elle releva lentement la tête, resserra les paupières, juste un peu, et me fixa.

Elle avait les yeux troubles.

Alors, je remplis mon regard de toute la tendresse du monde, de tout l'amour de l'univers, je le portai jusque dans le bleu trop clair de ses lacs sans fond, je l'embarquai vers les espaces infinis où le temps n'a plus d'âge, je l'unis à ma peau jusqu'à la confusion totale.

Elle écrasa sa cigarette à filtre d'or, enfouit le paquet rouge et blanc en tâtonnant dans une pochette en jean, jeta négligemment quelques pièces sur la table, se leva et sortit lentement, repérant chaises, tables et porte du bout de sa canne blanche.

 

Cette nouvelle est parue sur le site de l’auteur en mai dernier. http://www.broomse.com/



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commentaires

S
C'est délicieux, bravo.
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F
Merci Ernest.
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M
Un texte très beau et très fort, qui se relit avec plaisir. Merci Ernest, et merci à toi Patrick, de nous le faire redécouvrir.
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R
Je l'avais déjà lu sur ton blog Ernest. Je le relis avec autant de bonheur. C'est un texte troublant, touchant, très beau.
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D
C'est le genre de texte court que l'on déguste mot par mot, précisément parce que chacun compte et en dit plus qu'une longue phrase.
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