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5 juin 2007 2 05 /06 /juin /2007 15:36
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La suite des aventures de Scipion Lafleur, le feuilleton du printemps écrit par Désirée Boillot en alternance sur Mot compte double et Calipso. 

Episode 9

   

C’est fou ce que l’on peut perdre comme temps dans la vie avec des lettres difficiles à écrire et dont les mots se dérobent et glissent sous la plume qui dérape : Chère, ou : Très Chère ? Chère Madame, ou : Chère Comtesse ? Madame la Comtesse, ou : Comtesse tout court, virgule, à la ligne ? On barre, on s’énerve, on fait des pâtés, on lance par-dessus l’épaule des boules de papier qui dérivent sur le parquet comme des icebergs, mais surtout on casse les pieds du conjoint qui ramasse, remplit la corbeille, la vide, descend aux poubelles, court acheter une nouvelle ramette de papier chez Mignon, le papetier au coin de la rue, et soudain voici qu’il craque, le conjoint, tout bonnement, les coudes sur la caisse : J’en peux plus, cette lettre, c’est moi qui vais l’écrire, foi de Lola !

Dunque :

Chère Madame,

Croyez bien qu’il n’entre pas dans nos projets de perturber le cours de votre vie avec des requêtes inopportunes et intempestives, mais il se trouve que nous avons l’honneur de solliciter de votre très haute bienveillance un rendez-vous pour une affaire urgente, dont nous souhaiterions vous entretenir, le bail venant malheureusement à échéance sous très peu de temps. C’est pourquoi nous vous saurions infiniment gré de bien vouloir nous recevoir dans les jours prochains. D’ores et déjà, nous vous remercions très vivement d’avoir la gentillesse de prendre langue avec nous, dès que vous aurez connaissance de cette lettre.

C’est pas un peu ampoulé pour un rancard ? hasarda Scipion.

Signe là, dit Lola d’une voix à sens unique.

Et Scipion signa.

La Comtesse Rubano di Falabala n’habitait pas le quartier de Montmartre mais l’un de ceux situés sur la Rive Gauche en bordure du fleuve, plus chic et plus cher, où de hautes portes cochères fraîchement repeintes dans des tons vert sombre et parfois chocolat abritent de splendides hôtels particuliers restant difficilement accessibles au tout-venant, sauf aux gentlemen cambrioleurs et à ceux qui en détiennent les codes d’accès.

C’est ainsi qu’un vendredi d’été, aux alentours de dix-huit heures trente, Scipion et Lola tapèrent une première combinaison de chiffres et de lettres, poussèrent des battants lourds, traversèrent une large cour ornementée de buis en pot taillés en arrondi et de statues de pierre drapées dans des toges, dont le front pur était ceint d’une couronne de lauriers. Impressionnés par la beauté des lieux, ils grimpèrent d’un pas mal assuré une volée de marches blondes, composèrent un deuxième code tout aussi compliqué que le précédent, retinrent leur respiration, une voix leur répondit qu’on descendait leur ouvrir. Alors ils attendirent, le cœur battant, face à la porte antique au centre de laquelle était sculptée une tête de lion tenant dans sa gueule un gros anneau de fer forgé. Au bout de cinq longues minutes, il y eut un déclic et une dame d’un certain âge, dont les cheveux étaient rassemblés en un chignon argenté savamment roulé sur la nuque, vêtue d’une simple robe de soie grège à col montant et d’un boa de plumes blanches jeté sur les épaules, parut sur le seuil, aussitôt rejointe par une petite foule de miniatures jappeuses.

Oscar ! Jumper ! Rose d’Orient ! Anasthasia ! Youpi ! Pimprenelle ! Vilains petits voyous ! Aux pieds tout de suite ! fit la dame courroucée. Ces chiens ! Je suis la Comtesse Rubano di Falabala. Enchantée. Le personnel étant aux trente-cinq heures, je suis obligée d’ouvrir moi-même avant la relève du soir, de nos jours on ne trouve plus de domestiques, et disant cela elle leur tendit une senestre sévèrement baguée. Entrez je vous prie et ne faites pas attention à eux, ils sont insupportables quand j’ai de la visite !

Intimidés, Lola et Scipion pénétrèrent dans le hall dallé de marbre rose où tout n’était que luxe et volupté mais pas que calme, les aboiements des miniatures cassant les tympans, c’était pénible, vraiment.

Ils sont d’un pénible, remarqua la comtesse avec un étonnant à-propos en menant ses hôtes sous cinq mètres de plafond à travers le hall, vous n’avez pas idée !, soupira-t-elle en ouvrant une porte (située, depuis l’entrée, à main gauche d’un vaste escalier de marbre blanc) donnant sur une pièce claire aux tons pastel. Entrez dans le boudoir, installez-vous, et elle leur indiqua trois grands canapés recouverts de tissu vert pâle et garnis de petits coussins mauve et rose, qui étaient disposés en U autour d’une haute cheminée sur le manteau de laquelle trônait une collection de statuettes en pierre de savon représentant des personnages portant toutes sortes de charges, cages à oiseaux, paniers de poissons, ballots de linge, malles cerclées de cuivre.

Scipion et Lola s’assirent l’un à côté de l’autre en face de l’imposante cheminée, laissant le canapé de droite aux six aboyeurs qui se livrèrent à une série de figures tordantes avec les coussins, les grattant, les griffant, agaçant leurs dents dessus, frottant leurs truffes et se roulant dedans, allant même jusqu’à les prendre pour partenaires sexuels.

La comtesse marcha vers la horde en folie, lança sur un ton terrible : Maintenant les chiens ça suffit, sinon c’est à la S.P.A. ! et il faut croire que le chihuahua dispose malgré tout d’un cerveau, car la retombée de ces trois lettres donna lieu à un grand silence humide. Sur ce, elle alla se poser dignement sur le canapé libre, rectifia son chignon, croisa ses mains embijoutées sur ses genoux de soie et dit : Je vous écoute.

Voilà, commença Scipion d’une voix un peu troublée (c’était à lui de commencer, Lola s’étant acquittée de la lettre), ma femme et moi sommes si merveilleusement logés chez vous que nous voudrions occuper les lieux encore un certain temps et même nous agrandir un peu, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, bien sûr, je crois savoir que la petite pièce adjacente au studio est vide.

C’est exact, répondit la comtesse d’une voix posée, seulement je crois me souvenir qu’elle est insalubre. Elle est mansardée et pleine de salpêtre. Il faudrait la retaper mais je n’ai vraiment pas le temps de m’en occuper avec tous ces chiens, c’est l’inconvénient voyez-vous.

Nous comprenons fort bien, reprit Scipion en lançant un sourire stratégique à la meute aplatie, c’est pourquoi je vous propose de le faire, je n’ai pas de chien, je peux tout à fait m’en charger, si vous m’y autorisez.

Vous êtes bricoleur ? demanda la comtesse, soudain intéressée. Et que savez-vous faire, au juste ? Huiler les gonds ? Planter les choux ? Réparer les fuites ? Les joints ? Les parquets qui craquent ? Les dalles qui se descellent ? Les tuiles qui tombent ? (barrer la mention inutile)

Oui, déclara Scipion d’une voix intrépide, sous l’œil navré de Lola, je sais faire tout cela, je sais même changer les ampoules qui claquent.

C’est formidââââble, s’exclama la comtesse, il se pourrait fort que je fasse appel à vos services, disons même heure la semaine prochaine pour un coup de peinture dans la cuisine, j’adore les hommes qui relèvent des défis, feu mes six maris auraient pu en témoigner. En échange, vous occupez la pièce, vous faites ce que vous voulez avec, je vous la laisse gratis, tope-là !

Et ils topèrent.

Mais quelle pomme ! fulmina Lola en sortant de l’hôtel particulier, le seul homme qui serait assez bête pour retaper le château de Versailles à l’œil, c’est toi ! et elle shoota dans une canette jusqu’aux quais de Seine, pour faire passer sa méchante humeur.

à suivre…

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commentaires

P
Désolé Jean-Claude, la dame en question préfère garder le voile sur ses origines...
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J
Et la dame sur la photo, celle qui vient de se faire emballer, c'est qui?
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M
C'est une expression très grand siècle, qui tombe un peu en désuétude, Jean, surtout  parce qu'il y a eu trop de dames incultes qui ont riposté à ce genre de proposition par une gifle bien sentie...
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J
Quelle plume, Désirée ! Superbe récréation... et instructive : "Nous voudrions prendre langue avec vous" ! Je ne la connaissais pas cette expression et je la ressortirai (si tu m'assures que tu ne me traîneras pas devant les tribunaux pour plagiat).On attend la suite avec impatience.
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M
Excellent ce chapitre, Désirée! Tordant et d'un réalisme! Honnêtement, on s'y croit, on voit la Falbala.HPQJe t'en laisse un rouleau ,Françoise, tu me files un S, ça te va?
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